Comme un torrent

Television Marquee Moon (1977, Elektra)

Laissons derrière nous les sympathiques Subways pour aborder cette fois un tout autre sommet, avec ce légendaire et monumental album.

Television se forme en 1973 autour de Tom Verlaine (de son vrai nom Tom Miller) – guitariste et chanteur féru de poésie – , avec Richard Hell à la basse, Richard Lloyd à la guitare rythmique et Billy Ficca à la batterie. Le groupe acquiert peu à peu une réputation grandissante au sein de l’underground new-yorkais, animant régulièrement les soirées du CBGB’s, club mythique qui deviendra l’épicentre du mouvement punk new-yorkais, dont Television sera l’un des plus brillants fers de lance. Après que Verlaine a joué sur le premier 45 tours d’une certaine Patti Smith, le groupe enregistre une première démo pour le label Island. Richard Hell choisit alors de quitter le navire pour s’en aller fonder les Heartbreakers avec Johnny Thunders; l’ex-bassiste de Blondie, Fred Smith, le remplace. Le groupe est alors paré pour décrocher les étoiles. Un premier EP est enregistré en 1976, Little Johnny Jewel, qui permet à Television de décrocher un contrat avec Elektra. En 1977 paraît ce sensationnel Marquee Moon.

Television apporte au rock ses influences lettrées et son goût pour le jazz, notamment pour les digressions possédées d’un John Coltrane. Loin du langage binaire souvent associé au terme de punk rock, Television nous emporte dans un incroyable tourbillon sonore, un déferlement électrique créé par deux guitaristes hors normes. Voilà un disque qui vous fera aimer les solos de guitares; pas les solos baveux de quelques tâcherons hard-rock mais un chapelet de notes tranchantes, convulsées, déboulant comme un torrent au flanc de la montagne. Tout du long de ces huit morceaux, les guitares de Lloyd et Verlaine mènent un impressionnant dialogue à haute altitude, spirale vertigineuse parfaitement soutenue par une impeccable section rythmique. Tom Verlaine vient poser sur cette matière sonore vibrante sa voix vénéneuse et ses textes poétiques pour un résultat final d’une sauvagerie et d’une élégance folles.

Le disque s’ouvre avec le riff garage du rugueux See no evil, impeccable de morgue classieuse, puis très vite prend de la hauteur avec le génial Venus. Tom Verlaine commence à délivrer ses impressionnants feux d’artifices d’accords en liberté, rappelant par son jeu les fulgurances du génial Richard Thompson. Friction et sa cascade vibrionnante nous porte encore un peu plus haut avec l’apogée du morceau-fleuve Marquee moon . Durant près de 10 minutes, Lloyd et Verlaine se livrent le plus hallucinant duel guitaristique : leurs deux guitares se frôlent, se frottent, s’entrechoquent, se répondent pour finalement fusionner dans un crescendo quasi-cosmique, laissant retomber sur les épaules de l’auditeur ébloui une pluie d’étoiles d’or. Avec ce titre impensable, on tient sans doute un des 10 plus grands morceaux de l’histoire du rock. Le reste de l’album reste perché à de conséquentes altitudes, avec notamment l’épileptique Elevation et le dramatique et intense Torn curtain, titre crépusculaire qui vient clore l’album sous un halo de lumières de lune et de réverbères.

Television explosera en vol après son deuxième album, Adventures, paru en 1978. Lloyd et Verlaine mèneront chacun de leurs côtés une carrière solo, avant de reformer leur association le temps d’un disque paru en 1992, simplement nommé Television. Trente ans après, ce disque demeure d’une modernité brûlante, les graines semées par ces quatre vagabonds aux semelles de vent ayant germé chez quelques uns des plus passionnants groupes contemporains, de Radiohead aux Strokes en passant par les Kills.