La vie adulte
Morrissey Vauxhall and I (1994, Parlophone)
Après la tournée ayant suivi Your Arsenal, dont le succès commercial et critique semble avoir replacé Morrissey en haut de l’affiche, et ce malgré des relations pour le moins fluctuantes avec une partie de la presse britannique, l’ancien leader des Smiths ne tarde pas à se remettre à travailler à de nouveaux morceaux. Le processus d’écriture de ce qui deviendra Vauxhall and I va cependant se trouver marqué par une série de deuils – notamment la disparition de Mick Ronson, l’ex-Spiders from Mars et producteur de Your Arsenal – qui va profondément affecter Morrissey et déterminer l’atmosphère générale de ce nouvel album.
There’s gonna be some trouble / A whole house will need re-building / And everyone I love in the house / Will recline on an analyst’s couch quite soon / Your father cracks a joke / And in the usual way / Empties the room
Now my heart is full
Là où Your Arsenal pouvait s’apparenter à un retour aux sources, une tentative de renouer avec les influences ayant façonné les goûts et l’esthétique du Moz, Vauxhall and I (Vauxhall, quartier de Londres célèbre pour sa communauté gay) prend des airs de majestueux chant du cygne. Persuadé alors qu’il s’agit de son dernier disque, Morrissey adopte une gravité nouvelle et livre des textes d’une honnêteté désarmante, exposant ses failles avec un mélange inédit de lucidité, de sagesse et d’ironie (toujours coupante). Musicalement, Morrissey se déleste de la lourdeur de sa précédente section rythmique, travaillant ici en symbiose étroite avec ses guitaristes Alain White et Boz Boorer et se charge de dicter le tempo, d’imposer l’ambiance toute en retenue des chansons, avec le soutien de Steve Lillywhite aux manettes. Le résultat est un pur chef-d’œuvre, formidable disque de fin de parcours d’un homme assumant sans fard ses fêlures et ses erreurs, qui s’aperçoit que sa jeunesse est pour de bon derrière lui et qu’il est temps de passer à autre chose. Cet inconditionnel d’Oscar Wilde ne voit plus dans son miroir la flamboyance de ses jeunes années mais le visage d’un homme fait, un adulte qui tient le compte de ce qui lui reste et de ce qu’il a perdu et qui apparaît résolu à devoir faire avec l’un et sans l’autre.
Some men here / They have a special interest / In your career / They wanna help you to grow / And then syphon all your dough / Why don’t you find out for yourself / Then you’ll see the glass / Hidden in the grass
Why don’t you find out for yourself
Vauxhall and I est donc un chef-d’œuvre et ne tolère de ce fait guère de moments faibles, à part peut-être les plus dispensables Billy Budd et I am hated for loving. Pour le reste, Morrissey apparaît réellement au sommet de son art, ce qui lui donne notamment le culot d’ouvrir son album par une chanson-somme, un morceau-bilan qui évoque davantage une grandiose sortie de scène qu’une entrée en matière. Now my heart is full chante ainsi Morrissey, annonçant dès la première phrase “There’s gonna be some trouble / A whole house will need rebuilding” avant que la chanson ne s’élève dans un lent crescendo d’une charge émotionnelle peu commune, toute l’orchestration semblant dresser une haie d’honneur à la ligne de chant. Jamais d’ailleurs le chant de Morrissey n’avait semblé aussi parfait, rarement son interprétation avait paru aussi juste. Après cette introduction monumentale, Morrissey relève la gageure de maintenir le niveau. L’album fait la part belle aux ballades, aux mid-tempos tantôt limpides, tantôt menaçants, tantôt fragiles, tantôt inquiétants. Quand Hold on to your friends célèbre une fois de plus la valeur fondamentale de l’amitié aux yeux de Morrissey, tout en arpèges cristallins et en profondeur de champ, The more you ignore me the closer I get donne à voir un Morrissey plus inquiétant dans des habits de harceleur, amoureux éconduit accroché à sa proie ou fan énamouré “stalkant” l’objet de son affection incontrôlée. Why don’t you find out for yourself émeut par sa nudité teintée d’amertume et qui la rend proprement bouleversante tandis que Lifeguard sleeping girl drowning se fait proprement glaçant, le chant susurré de Morrissey rempli de venin venant contrebalancer la tonalité élégiaque de cette complainte lugubre. Sur Used to be a sweet boy, Morrissey semble au bord de confesser de lourds secrets (“Used to be a sweet boy / But something went wrong / Something went wrong / And I know I’m not to blame”) tandis que The lazy sunbathers est un autre de ces portraits au scalpel d’une bourgeoisie aveugle et sourde aux malheurs qui s’apprêtent à l’engloutir, le tout sur fond d’une mélodie enchanteresse et joliment désuète. Le disque se clôt sur un Speedway en rupture de ton par rapport aux autres morceaux, qui s’ouvre sur un bruit de tronçonneuse vrombissante et qui remet en avant les guitares tranchantes. La chanson frappe comme une proclamation terminale, et s’achève sur ces mots résonnant comme une brutale affirmation de soi : “In my own sick way / I’ve always been true to you”.
Always looking for attention / Always needs to be mentioned / Who does she think she should be? / The shrill cry through darkening air / Doesn’t she know he’s had such a busy day? / Tell her, sshhh / Somebody tell her, sshhh
Lifeguard sleeping, girl drowning
Jamais Morrissey ne retrouvera (jusqu’à aujourd’hui) pareille inspiration, cette forme d’équilibre parfait entre lyrisme tenu et sincérité, orgueil et humilité. Un certain nombre de fans pourra même considérer que Vauxhall and I constitue bien, comme le bonhomme le croyait alors, son dernier album. On n’en a pour notre part pas fini avec Morrissey, malgré tout.