Raging bull
Grant Lee Buffalo Fuzzy (1993, London Records)
Après plusieurs années passées à travailler sur des chantiers, suivre des cours de cinéma et composer des chansons sur sa guitare, Grant Lee Phillips se lance “professionnellement” dans la musique au milieu des années 1980 en fondant Shiva Burlesque. Le groupe enregistre deux albums studio qui demeurent confidentiels puis se sépare. Phillips n’abandonne pas pour autant la partie et s’adjoint les services de son ancien batteur – Joey Peters – et de Paul Kimble, multi-instrumentiste et producteur, pour former Grant Lee Buffalo en 1992. Le trio se fait rapidement remarquer sur la scène de Los Angeles, le single Fuzzy décrochant d’abord les premiers suffrages avant la parution de l’album du même nom dont il sera ici question.
Cette brève évocation du parcours du trio suffit à se rendre compte qu’on a ici affaire à un groupe de musiciens affirmés, expérimentés, qui savent clairement quelle direction donner à leur musique. Phillips trouve en Kimble un allié de poids qui confère à ses compositions un écrin à la fois rustique et incisif, une profondeur de champ remarquable. Grant Lee Buffalo délivre une musique baignée dans la tradition country-folk américaine, mais relevée d’épices jazzy et sachant parfaitement alterner plages acoustiques et déflagrations électriques. Les premières amours glam-rock de Phillips transparaissent aussi à travers les volutes psychédéliques entourant certains morceaux. Grant Lee Buffalo se distingue également par la puissance du chant de son leader qui instille un souffle lyrique indéniable. De l’ensemble se dégage une sorte de maturité rageuse, mélange de maîtrise et de ferveur souvent impressionnant.
Entre acoustique et électrique, le disque est extrêmement cohérent. Le groupe excelle dans les ballades avec en tête de gondole la mélodie crampon de l’improbable tube Fuzzy ou le formidable Stars n’ stripes et son crescendo exalté. Cette ferveur et cette tension portent en eux une véritable rage qui s’exprime à l’occasion de façon moins feutrée et qui semble trouver ses racines pour partie dans la situation politique des USA de l’époque. Cette colère fournit ainsi le carburant de chansons à combustion lente, traçant leur sillon avec détermination et élégance, dégageant chaleur et énergie pour provoquer d’étonnantes déflagrations comme sur l’épatant Grace ou le furibard America snoring qui se réfère aux émeutes de Los Angeles de 1992 (“The tanks came rolling down Sunset Boulevard”) . Grant Lee Phillips se fait critique acerbe des dérives de la présidence Bush père et souligne à dessein les noirceurs de l’envers du rêve américain. L’excellent Wish you well aligne ainsi ce texte mordant : “They talk about building morale and hope / They’re just building bigotry, a better rope / One that won’t break, one you can’t even see / One made of paper and policies” . Le chant de cristal de Phillips sait aussi se faire romantique à ses heures comme sur les très beaux The hook ou You just have to be crazy, rehaussant encore la valeur de ses compositions d’une touche rêveuse.
Comme indiqué plus haut, le groupe connaîtra un réel succès en France, la reptation menaçante de Fuzzy lui permettant de se faire une place au soleil des ondes nationales. Malgré un support fervent de quelques admirateurs de grand talent – R.E.M. en tête – l’album en restera au stade du succès d’estime ailleurs dans le monde. Grant Lee Buffalo produira encore trois albums par la suite : Mighty Joe Moon (1994), Copperopolis (1996) et Jubilee (1998). On reviendra rapidement sur au moins les deux premiers nommés, tous deux dignes des qualités de ce Fuzzy initial. Depuis la séparation du groupe au début des années 2000, Grant Lee Phillips mène une carrière solo dont j’ignore à peu près tout.
2 réponses
[…] an à peine après la réussite de Fuzzy, premier album dont il fut question dans ces colonnes il y a peu, le trio californien conduit par […]
[…] ce troisième opus du trio californien, successeur éminent de deux premiers essais remarquables, Fuzzy et Mighty Joe moon. La raison principale de cet intervalle conséquent tient sans doute à […]