La bande des quatre

Goat Girl On all fours (2021, Rough Trade)

Mon rythme de publication erratique ne signifie pas une moindre appétence pour la musique, simplement une difficulté (passagère ?) à dégager du temps pour l’écriture. Je n’ai heureusement – du moins j’espère – pas perdu tout enthousiasme et, outre la manne infinie des découvertes rétrospectives et la joie sans cesse renouvelée de tous les disques valeurs sûres (les premières pouvant devenir les seconds), j’essaie d’attraper au vol quelques nouveautés de loin en loin. Le deuxième album du quartet britannique et féminin, Goat Girl, figure sans conteste une vraie trouvaille de cette année, riche d’ailleurs de nombre de parutions emballantes.

Carry on / Like we’re protected / As if / We’re unaffected

Badibaba

Fondé en 2016 autour d’une scène naissante du sud de Londres d’où émergera aussi notamment le groupe Shame, Goat Girl se fait remarquer rapidement au point d’être signé sur le prestigieux label Rough Trade. Le quatuor suit une trajectoire relativement classique, faisant d’abord paraître quelques singles qui déboucheront logiquement sur un premier album éponyme paru en 2018. Goat Girl reçoit des critiques plutôt positives et le groupe se fait également remarquer par ses textes dénonçant les discriminations, la crise environnementale et les violences sexistes. Près de trois ans après ces débuts prometteurs, Goat Girl revenait donc en ce début d’année avec un disque d’une dimension toute autre.

I don’t wanna be on those pills / Heard they make you numb / Find another way to get my fill

Anxiety feels

Entamés dès 2019, la composition et l’enregistrement de ces chansons virent le groupe adopter une approche différente, insistant notamment sur l’implication de chacune des quatre membres dans l’élaboration des morceaux. Cette cohésion accrue allait encore être renforcée par la nécessité d’affronter ensemble le cancer, suivi de six mois de chimiothérapie, qui allait frapper la guitariste et vocaliste Ellie Rose Davies (ou L.E.D.) fin 2019, épreuve rendue encore plus anxiogène avec l’apparition de la pandémie début 2020. On ne sait quelle aura pu être réellement l’influence de ces événements difficiles sur la tonalité de cet album mais toujours est-il que On all fours (« à quatre pattes ») dévoile un groupe qui semble véritablement faire corps pour délivrer une musique complexe et accessible, cérébrale et organique à la fois. On n’aura qu’à noter la place éminente occupée par les harmonies vocales pour se convaincre qu’on a ici affaire à un groupe bien résolu à chercher la beauté dans l’unisson.

Starting to rain, a storm is shaped / It’s chucking down in attempts to wage shame / Holes in your speech gives a gap to breathe / You muster up how liе through your teeth / Thief, thief, thief

Where do we go from here ?

Au fil de ces treize morceaux qui s’étirent sur près d’une heure, Goat Girl décline moult façons de faire de la pop exigeante et inventive, multipliant les fausses pistes et les chausse-trapes, accordant autant d’attention à la finesse des mélodies qu’à la richesse de ses textures. Les guitares, qui jouaient les premiers rôles sur le précédent LP du groupe, sont ici largement remisées à l’arrière-plan, élément parmi d’autres d’une trame sonore hypnotique d’où émane une drôle de lumière. Car si le disque ne respire pas vraiment la joie de vivre – les textes continuent d’aborder plus ou moins frontalement les angoisses de l’époque, des ravages environnementaux à l’anxiété croissante avec laquelle il faut essayer de composer (Anxiety feels) -, il dégage une énergie tenace et une brillance bien à lui, enveloppante et douce, souvent revigorante. Les Goat Girl n’hésitent ainsi pas à entraîner leurs mélodies sur le dance-floor (l’épatant Badibaba ou encore PT.S. tea), comme une façon d’exorciser leur malaise en choisissant d’accompagner l’effondrement du monde de quelques pas chaloupés.

People pass, we exchange a glance / As the dogs do laugh in a background chant / Cold air breathes down the cotton sleeves / Oh, go back to sleep where the moonlight gleams

Sad cowboy

Si l’album n’évite pas quelques baisses de régime et quelques ronronnements poussifs, il aligne suffisamment de moments remarquables pour récolter nos chaleureux suffrages. On mentionnera d’abord le génial Sad cowboy, single fort pertinemment envoyé en éclaireur pour captiver l’attention des gens de goût. Énergique et mélodique, entêtant mélange d’électro-pop ondulante et de psychédélisme arc-en-ciel, le morceau réussit l’exploit d’être aussi lumineux que brumeux. En début d’album, l’introductif Pest débute en ballade indie-rock classique avant de littéralement partir en vrille puis le frénétique Badibaba dénonce l’inconscience généralisée face à la crise écologique en choisissant de danser à corps perdu pendant que le bateau coule. Avec son mélange d’harmonies pop, de sonorités électroniques, de post-punk (The crack et sa langueur lancinante), d’influences jazzy et easy-listening, Goat Girl évoque à plusieurs reprises la pop savante des regrettés Broadcast (Where do we go from here ?) ou de Stereolab, mais un Stereolab qui aurait remplacé Lætitia Sadier par la Suzanne Vega tête brûlée de l’inusable 99.9°F. Souvent, les chansons de Goat Girl changent de direction en cours de route, insérant là une rugueuse rupture de ton, ailleurs une soudaine envie de décoller du sol, comme sur le très émouvant Anxiety feels ou ce They bite on you a la densité étonnante. Et toujours, ces harmonies vocales omniprésentes qui viennent rappeler qu’il est plus que jamais l’heure de faire front.

Avec On all fours, Goat Girl livre donc un disque résolument ancré dans son époque, mêlant habilement un éventail d’influences variées et affichant une profondeur de champ réellement bluffante. « G.O.A.T. » ? Pas encore mais suffisamment réussi pour nous rendre joliment chèvres (pardon).

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