La dérobade
Pavement Wowee zowee (1995, Big Cat)
Le temps de deux albums sortis de nulle part, les Américains de Pavement s’imposèrent au début des années 1990 comme un des groupes phares de la scène indie-rock. Des tourbillons soniques de Slanted and enchanted (1992) aux mélodies célestes de Crooked rain crooked rain (1994), Pavement faisait valoir une originalité vibrante, un sens inné (et inouï) de la fantaisie, un goût du décalage et des mélodies biscornues sans équivalent dans le paysage rock mondial.
Open up your hands and let me see the things you keep in there / I want to split up fifty-fifty / That’s the way we do it in this rose town
AT&T
C’est peu dire que j’attendais cet album quand il est sorti, ne m’étant pas remis de son miraculeux prédécesseur dont je chanterai certainement les louanges jusqu’à la fin de mes jours. Wowee zowee ne pouvait être que génial, et il le serait, ce qui était plus facile dans un discothèque d’alors à peine une vingtaine de CD. Près de vingt ans après, Wowee zowee demeure génial à sa façon, par moments, par accidents. Il demeure surtout ce disque déroutant, au titre absurde symptomatique à sa façon du style Pavement, et sur lequel Malkmus, Kannberg et leurs trois acolytes démontraient leur remarquable sens du contre-pied.
There is no castration fear / In a chair, you will be with me / We’ll dance / We’ll dance / We’ll dance / We’ll dance / But no one will dance with us
We dance
Après avoir sonné à la porte du succès avec Crooked rain crooked rain, Pavement se barrait ici en courant, canaille zigzaguant au nez du grand public laissé là interdit. Wowee zowee figure sans conteste l’album le plus incohérent du groupe, passant sans cesse du coq à l’âne et alignant 18 morceaux sans queue ni tête mais certes pas sans qualités. Refusant d’être cerné, jouissant de son art de la dérobade, Pavement alterne pépites et brouillons sans prendre soin de trier le bon grain de l’ivraie, parvenant même à plusieurs reprises à mêler les deux dans une même chanson.
I traced my family line / It ends up where the window-passing grainy days / Forgetting she’s away
Motion suggests
Pavement papillonne donc entre les genres (de la country à la cool de Father to a sister of thought à la giclure punk-rock de Serpentine pad) et s’amuse à passer certaines de ses propres compositions à la moulinette pour leur faire subir les pires outrages (cf. Grave architecture). Pavement ne retrouve certes pas l’état de grâce qui sublimait chaque seconde de Crooked rain… et, à force de se disperser, prend le risque de perdre son auditeur au fil de quelques morceaux visiblement pas bien finis (“estern homes, Brinx job). On y verra l’incarnation d’une certaine éthique slacker. Néanmoins, le groupe réussit à aligner une dizaine de chansons impériales à faire pâlir de jalousie 99% des groupes contemporains.
Hold on tight she wears the seek / It’s got more stars than the sky / It’s still forbidden to excuse / That little look in your eye
Kennel district
Au fil des méandres de ce disque turbulent, Pavement présente un visage plus sombre que sur l’ensoleillé Crooked rain… Les traits plus crispés, Pavement ouvre l’album avec les teintes bleu nuit du bouleversant We dance. Le groupe offre ensuite un bouquet de mélodies fatiguées, d’une joliesse lasse préfigurant les paysages du futur Brighten the corners (1997), tels ces Grounded ou Motion suggests. Surtout, avec les époustouflants Fight this generation et Half a canyon, impressionnantes constructions tout en nerfs et en tensions, Pavement expose une facette jusque là à peine entraperçue, en équilibre instable sur le fil séparant la fantaisie de la folie pure. Et c’est un Malkmus comme possédé d’une rage noire qui fait exploser le final de l’incroyable Half a canyon, bave aux lèvres et yeux exorbités. A côté de ces chansons intenses et malades, Pavement place quelques perles retrouvant la veine mélodique de son précédent opus comme AT&T ou Kennel district, digne du meilleur Guided by Voices.
Look for the splinters you might see where they come in
Fight this generation
Ce disque touchant représente aujourd’hui toujours par moi un intrigant casse-tête et c’est intéressant de voir qu’il est tantôt considéré comme le meilleur disque du groupe ou son plus mauvais, comme si Pavement ne pouvait qu’éternellement brouiller les cartes. Le groupe confirmait à l’époque sa place décidément à part sur l’échiquier du rock mondial. Moins tourmenté que Nirvana, moins cérébral que Sonic Youth, trop indépendant et insaisissable, Pavement restera cantonné à un succès d’estime mais dont l’influence s’avère aujourd’hui fondamentale.
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[…] A l’époque où Blur cassait la baraque – au milieu des années 1990 – en tant que fer de lance du mouvement brit pop, se livrant à un fastidieux concours de bites avec Oasis, je ne m’intéressais pas à eux, préférant de loin les merveilleux tourments d’une americana désolée (Will Oldham, Vic Chesnutt…) ou les acrobaties sans filet de têtes brûlées et chercheuses naviguant dans les eaux du rock et de la pop, de PJ Harvey à Jeff Buckley en passant par Pavement. […]
[…] dense et servant surtout pour moi d’aimable amuse-gueule avant la prestation tant attendue de Pavement. Après la séparation de Crowsdell, Shannon Wright décida de vendre une partie de ses biens et de […]
[…] ans après un Wowee zowee d’une sublime incohérence, geste monstrueux et insolent délivrant d’un même […]