Glacier grondant
Laura Veirs Carbon glacier (2004, Bella Union)
L’écoute de Shadow people, septième piste du quatrième album de l’Américaine Laura Veirs, produira peut-être pour vous comme pour moi une bouleversante altération de votre environnement. Les lumières se tamisent et, tandis que l’ombre gagne, le silence s’empare du monde alentour comme si celui-ci se recouvrait d’une neige épaisse assourdissant le moindre bruit. Le chant clair de Laura Veirs s’élève et brille tel une lanterne auquel on se raccroche éperdument à mesure que l’espace autour de soi grandit, dilaté à chaque note d’une guitare aux vibrations cosmiques. A 2’53 environ, une autre voix – masculine celle-là – surgit de l’ombre de ce chant et, alors que ces deux voix s’élèvent, on touche à l’absolu, entendant se répéter pour nous le chant originel entonné pour alourdir le fardeau de nos solitudes et faire contrepoint à l’ombre que chacun porte sur ses épaules. Vous me trouverez peut-être un brin lyrique mais avec cette chanson, Laura Veirs signe une de ces chansons qui semblent quatre minutes durant dénuder le monde de tous ses oripeaux pour en dévoiler l’effrayante beauté et c’est proprement saisissant.
My wooden vibrating mouth / Sing me your lover’s song / Come with me we’ll head up north / Where the rivers run icy and strong
Ether sings
J’ai déjà par ici révélé mon affection pour la musique de cette Américaine d’alors trente ans grandie dans le Colorado et qui se mit à la musique alors qu’elle étudiait à l’université aussi bien le mandarin que la géologie. Après un premier album confidentiel paru en 1999, Laura Veirs fit paraître deux autres LP avant d’être signée chez Nonesuch et de bénéficier via Bella Union d’une distribution européenne digne de ce nom. C’est donc par ce Carbon glacier que j’ai pu découvrir la jeune femme et les lignes qui précèdent vous ont sans doute fait comprendre que la découverte fut une révélation. Il faut dire que Laura Veirs réunit une bordée d’atouts à même de recueillir tous mes suffrages, entre une voix claire, puissante et expressive et une pente musicale buvant à pleine bouche à la source inépuisable du folk, du blues, de la country ou de ce que d’autres appelleraient l’Americana. Mais, comme toutes celles et tous ceux qui ont su trouver dans ces musiques de quoi donner forme à leurs propos et à leurs affects, Laura Veirs a compris qu’il était inutile de montrer à leur égard une révérence compassée de taxidermiste. Bien épaulée par la production de Tucker Martine et d’un solide groupe accompagnateur, les Tortured Souls, la jeune femme insuffle dans son folk des sons d’aujourd’hui et n’hésite pas à placer ici et là un florilège d’arrangements subtils qui rehaussent encore la force de ses compositions.
Ice crystals form from flakes of heaven / Fall down weightless to the earth / To them it’s worth the falling / Through atmospheres a-dawning / And open arms a-calling / To collect and protect all the raining / Insane from above / The lonely angel dust / The only angel does
Lonely angel dust
Comme le titre de l’album le laissait présager, les treize chansons de Carbon glacier dessinent un paysage de glace et de neige d’une grande cohérence et d’une fascinante beauté. Ici, une myriade de flocons tournoie dans la brise alors que la nuit tombe (Recapture, Ether sings, Lonely angel dust) tandis que plus loin, les espaces immenses de la banquise s’étendent à perte de vue et nous procurent un émerveillement mêlé d’effroi (Wind is blowing stars). Cette musique oscille aussi en permanence entre le mobile et l’immobile, entre la nécessité d’avancer sans cesse pour repousser l’emprise du gel (The cloud room ou Salvage a smile) et la tentation de l’engourdissement, à mi-chemin de l’enchantement et de la désespérance. Il serait cependant grandement erroné de croire que ces territoires gelés ne sont qu’étendues désertiques, tant la vie bruisse partout, des arpèges translucides du mirifique Ether sings d’ouverture au crescendo choral qui fait décoller le génial Snow camping. Laura Veirs sait aussi à l’occasion réchauffer l’atmosphère, par un instrumental à la coule placé au milieu de l’album (Anne Bonny Rag) ou par une volée de zébrures électriques venant irradier le tumultueux Salvage a smile. Elle parvient même à faire surgir une fleur d’une somptueuse délicatesse le temps d’un Lonely angel dust qui ne dépareillerait pas sur un album de Lambchop. La musique est bien ici l’onde qui fait tout vibrer, le courant marin qui fait craquer la banquise ou tout simplement, le fanal que tient à bout de bras le marin dérivant sur sa barque dans l’immensité des mers froides représenté sur la pochette.
Though I am dark, I’m still a child / Gonna dig a coal mine, climb down deep inside / Where my shadow’s got one place to go / One place to hide
Shadow blues
Laura Veirs continue depuis un parcours d’une excellence constante, du formidable Saltbreakers déjà chroniqué ici aux tout aussi recommandables July flame et Warp & weft même si aucun n’a pu égaler la magnificence de ce Carbon glacier. On attend avec impatience son prochain opus, The lookout, prévu pour avril.