Les grands flots
The Waterboys This is the sea (1985, Chrysalis)
Alors qu’il suit sans grande conviction des études de lettres et de philosophie dans sa ville natale d’Édimbourg, Mike Scott est bien vite rattrapé par le souffle de l’explosion punk qui déferle sur la Grande-Bretagne. Déjà passionné de musique, le jeune homme sévit d’abord dans différents fanzines puis se lance à corps perdu dans l’aventure en formant son propre groupe. Après quelques faux départs et quelques expériences en solo, Mike Scott finit par fonder les Waterboys, au nom tiré d’un vers de l’immortel The kids de Lou Reed, accompagné notamment du saxophoniste Anthony Thistlethwaite et du bassiste et claviériste Karl Wallinger.
I spoke about wings / You just flew / I wondered I guessed an I tried / You just knew / I sighed… but you swooned ! / I saw the crescent / You saw the Whole of the Moon
The Whole of the Moon
Brouillons autant que bouillonnants, les deux premiers albums du groupe – The Waterboys (1983) et A pagan place (1984) – imposent un style empli d’un lyrisme débridé fréquemment teinté de spiritualité aux accents panthéistes. Mike Scott mêle ses nombreuses influences (Lou Reed et le Velvet Underground, Bruce Springsteen, Van Morrison mais aussi la musique répétitive de Steve Reich) à son goût pour la littérature et la poésie, rehaussant le tout d’une conviction passionnée. Plusieurs commentateurs en viennent à qualifier le style du groupe de Big music, selon le titre programmatique d’un morceau figurant sur A pagan place. L’appellation finira par faire tâche d’huile et servira à étiqueter la musique d’autres groupes aux visées héroïques, de Simple Minds à U2. Cependant, malgré leurs qualités et leur fougue roborative, les deux premiers albums du groupe demeurent encore inégaux et chaotiques, Mike Scott et sa bande ayant parfois du mal à maîtriser leurs débordements. Avec This is the sea, le groupe atteint une autre dimension, comme s’il avait suffisamment peaufiné son savoir-faire pour cette fois pleinement dominer son sujet.
Put your face to my window / Breathe a night full of treasure / The wind is delicious / Sweet and wild with the promise of pleasure
The Pan within
S’il se situe formellement dans la lignée des deux premiers LP du groupe, This is the sea est en effet autrement plus abouti. Mike Scott et ses compères continuent d’exécrer la tiédeur et cette musique est clairement bâtie pour essayer d’aller toucher aux cieux. Tout est ici comme balayé par les vents, à l’image des paysages tempétueux à la beauté hostile de cette côte écossaise d’où est originaire le groupe. Mais Mike Scott ne se contente pas d’en contempler la sauvagerie derrière sa baie vitrée, un verre de scotch à la main. Non, le bonhomme se plante au cœur du tumulte, pour en éprouver la violence et la majesté. Tant de fièvre pourrait paradoxalement refroidir les ardeurs de l’auditeur féru de mélodies finement ourlées et de délicatesse mais la grâce de cette musique est bien de tout emporter sur son passage. Le souffle glorieux des chansons de This is the sea élève plus qu’il n’écrase et ce lyrisme de grandes eaux doit plus à la force vitale d’un Van Morrison ou d’un Springsteen qu’aux rodomontades pompières de quelques rockers bateleurs.
Evening has fallen / The swans are singing / The last of Sunday’s bells is ringing / The wind in the trees is sighing / And old England is dying
Old England
La puissance racée de l’introductif Don’t bang the drum (dont le titre sonne comme une antiphrase) ou l’exaltation fiévreuse de Medicine bow, avec son piano tabassé repris au I’m waiting for the man du Velvet, électrisent et galvanisent. The whole of the moon se déploie en spirale ascensionnelle, comme si Springsteen reprenait Bowie, avant que des trompettes glorieuses ne viennent résonner pour célébrer l’entrée dans l’empyrée. Les Waterboys utilisent une galerie d’instruments plutôt inhabituelle pour un groupe pop-rock de l’époque, ajoutant aux synthés et aux guitares un piano passionné, des trompettes, du saxophone, des marimbas et le violon endiablé de Steve Wickham, qui apporte une touche de folklore celte que le groupe développera plus tard. C’est ce violon qui fait danser The Pan within tandis que piano et saxophone gonflent les voiles du magnifique Old England, violente diatribe anti-Thatcher. On ne manquera pas de mentionner le somptueux Spirit, morceau réellement habité dont la minute quarante-cinq paraît contenir bien plus de vie que bien des chansons de 5 minutes. Ce lyrisme enflammé culmine dans le morceau-titre terminal, véritable chef-d’œuvre tremblant de toute part et faisant trembler tout autour de lui, porté par pas moins de sept guitares acoustiques à l’unisson le temps de six minutes de fièvre et de sagesse, à vous faire dresser tous les poils du corps.
I’m gonna take my books / I’m gonna wear my coat / I’m gonna find my scarf / And wrap it around my throat / And you can / Come with me / Thru the drivin snow / We’re gonna ride on up to Medicine Bow
Medicine Bow
On peut ne pas être sensible à ce romantisme orageux et le groupe de Mike Scott avance en funambule sur la ligne de crête séparant le lyrisme habité de l’emphase pesante. Jamais il ne tombe, porté par quelque chose qui le dépasse et on ne craindra pas de parler ici de spiritualité sans risque de ridicule, tant cette musique recèle quelque chose de l’ordre du sacré. Rien à vénérer, non, mais seulement la conscience fugitive de pouvoir parfois être un peu plus grand que soi… ou d’espérer l’être.