Le son de la fièvre
The Sound Jeopardy (1980, Korova)
Ça commence comme un compte à rebours. Une guitare efflanquée et nerveuse surgit du fond de la pièce, doublée d’une rythmique vibratile, puis quelques notes de synthé diffusent un écho qui s’étale en halo. Une voix blanche et inquiète apparaît alors dans le décor, charriant avec elle des mots remplis de paranoïa claustrophobe. La tension fige un temps l’atmosphère avant que, d’un seul coup, chant et instruments n’explosent pour mieux se libérer, purger l’espace d’un instant les noires pensées qui fermentaient sous cette boîte crânienne. Puis la colère se rentre et le groupe reflue vers le fond de la salle, pour mieux préparer la prochaine déflagration. Noué, tendu, éruptif, corseté, cet impressionnant I can’t escape myself introductif annonce le noir et blanc électrique de ce disque trop méconnu.
So many feelings / Pent up in here / Left all alone, I’m with / The one I most fear / I’m sick and I’m tired / Of reasoning / Just want to break out / Shake off this skin
I can’t escape myself
The Sound se forme en 1979 sur les cendres des Outsiders, combo punk resté anonyme, à l’ombre des figures plus fulgurantes du mouvement. A l’instar d’un Howard Devoto, délaissant ses Buzzcocks et le punk naissant pour s’en aller former Magazine, Adrian Borland, tête d’affiche des Outsiders, laisse derrière lui l’étincelle éphémère d’un punk commençant à tourner à vide pour s’en aller explorer d’autres territoires et rejoindre les premiers bataillons du post-punk, surgis derrière les éclaireurs Magazine ou Joy Division. Le tempo ralentit, le ciel se couvre, la température descend de plusieurs degrés mais la colère demeure. Sur les cendres du punk, l’ambiance se fait plus morose et le no future brandi comme un slogan s’avère bien moins glamour quand il est ressenti au plus profond de soi par une partie de la jeunesse anglaise.
The seconds split so slow / The minutes I can’t kill / I keep an eye on the time / I catch it standing still
Hour of need
L’ambiance n’est donc pas à la franche rigolade chez The Sound. Adrian Borland est un chroniqueur sans fard des troubles qui l’habitent (le bonhomme souffrira toute sa vie de dépression sévère) et qui vrillent le cœur et les nerfs d’une partie des membres de sa génération. Paranoïa, sentiment d’impasse, désillusion… hantent les mots du chanteur et la musique de son groupe mais plus qu’un précis dépressif et abattu, cet album retranscrit la lutte et l’abnégation qu’il faut pour affronter ces démons. Les morceaux de The Sound sont ainsi nourris d’une rage incisive, d’une colère coupante comme les riffs épileptiques joués par Borland lui-même. Une rythmique impeccable soutient l’ensemble tandis que des nappes de synthé ou des zébrures de cuivres modulent les éclairages et les ambiances.
You’re so young to be confused / Well, I know that’s the time it starts / All the conflict seems to fuse / Leaving you in the dark
Heyday
Enregistré en une petite semaine avec très peu de moyens, l’album brille par l’urgence et l’intensité qu’il dégage. The Sound alterne au fil du disque entre cavalcades survoltées – le bouillonnant Heartland ou le frénétique Words fail me, quelque part entre Devo et les Psychedelic Furs – et mid-tempo brumeux, évoquant parfois les lavis du Cure de la même époque (Hour of need notamment) ou le romantisme douloureux de Joy Division sur le superbe Unwritten law ou le terminal Desire . Et tandis qu’Heyday déchaîne une rage rougie aux guitares punk, le génial Missiles délivre son message anti-militariste avec une implacable âpreté, générant dans le giron de ses guitares à blanc une imposante réaction en chaîne placée au cœur du disque. Bref, l’ensemble de l’album vaut le détour et mérite d’être découvert ou redécouvert.
From the dark hill the huddled homes / Shine like sequins and sapphires / Families each sealed inside / The frail fortress peace of mind requires
Night versus day
The Sound demeure d’ailleurs encore aujourd’hui un groupe par trop ignoré, qui réussit de surcroît à exister sur la durée, faisant paraître quatre LP jusqu’à sa séparation en 1987, notamment un deuxième album – From the lion’s mouth – sans doute encore plus abouti que ce Jeopardy.