Électro-choc blues
Gang of Four Entertainment ! (1979, Rhino / Warner Bros)
Un peu plus d’un mois après la disparition d’Andy Gill, membre fondateur et guitariste fondamental de Gang of Four, permettez-moi de revenir ce soir le temps de quelques lignes sur ce génial premier album du quatuor de Leeds, cet Entertainment ! vibrant et électrique dont le souffle ravageur n’est pas près de retomber.
Fornication makes you happy / No escape from society / Natural is not in it / Your relations are of power / We all have good intentions / But all with strings attached
Natural’s not in it
Bourgeon acide issu de la brûlante montée de sève innervant la jeunesse anglaise dans la seconde moitié des années 1970 – généralement désignée sous le terme de “punk” – , Gang of Four naît de l’impulsion rageuse de quatre étudiants en art de l’université de Leeds, engagés et enragés. Dans un contexte local marqué par une forte tension entre militants d’extrême-droite et d’extrême-gauche, Gang of Four prend clairement position – à gauche toute ! – pour faire de sa musique tout à la fois une déclaration d’indépendance et un manifeste de combat. Cet engagement se retrouve aussi bien dans le nom du groupe choisi en référence à la “bande des quatre” (groupe de dirigeants communistes chinois alors récemment disgraciés) que dans des textes alignant les prises de position critiques, souvent grinçantes, sur – entre autres – le capitalisme, la société de consommation ou le conflit nord-irlandais. La pochette n’est pas en reste avec ce strip plein d’humour noir mettant en scène les rapports de domination entre cow-boys et Indiens. On pourrait craindre que, comme trop souvent, le poids du message fasse chavirer la musique mais au contraire, le Gang of Four a l’intelligence et le talent pour conférer à son propos éminemment politique une forme dont la radicalité n’a d’égale que l’originalité. Conservant du punk la rage électrique et l’esprit “do-it yourself”, le groupe délivre une musique rêche et coupante, d’où émergent les riffs taillés à la serpe par la guitare d’Andy Gill. Gang of Four ajoute au vocabulaire punk des rythmes syncopés en provenance du funk voire du dub et se fait le vecteur d’une musique à la fois raide et dansante, comme une chorégraphie désarticulée exécutée sous un flot de lumière blanche. Aliéné et pourtant libérateur, le rock de Gang of Four s’agite et nous possède, nous entraînant dans une forme de transe désabusée pourtant roborative.
Aim for the body rare, you’ll see it on TV / The worst thing in 1954 was the bikini / See the girl on the TV, dressed in a bikini / She doesn’t think so, but she’s dressed for the H-bomb (For the H-bomb)
I found that essence rare
On aura bien du mal à repérer des temps morts ou des temps faibles sur ce disque constamment à vif, assénant ses chansons comme autant d’électro-chocs emplis d’une froide lucidité. L’abrasif Ether ouvre l’album en dénonçant les exactions commises par l’armée anglaise en Irlande du Nord, le tout sous forme d’un dialogue fictif entre positions britannique et nord-irlandaise déclamé d’une voix blanche sur un tapis de feu. Le reste du disque est à l’avenant, d’un Natural’s not in it épileptique et hors d’haleine au funk électrocuté de Not great men en passant par la furia quasi-discoïde de At home he’s a tourist, tous deux réellement capables d’enflammer le dance-floor. On n’omettra pas d’ailleurs de souligner à quel point le groupe sut rehausser sa (réelle) intransigeance esthétique (et politique) d’une redoutable efficacité pour trouver des lignes mélodiques accrocheuses ou des rythmiques entraînantes. Cet art de ne jamais lâcher la proie pour l’ombre se retrouve à son acmé sur le fantastique Damaged goods, hymne dévastateur exécuté à toute blinde et renversant tout sur son passage. Plus loin, I found that essence rare est un autre morceau punk-pop de haute lignée, fiévreux et habité. La guitare d’Andy Gill est partout affûtée comme une lame, le chant de Jon King est chargé de colère et de désenchantement tandis que la rythmique – et notamment la basse – multiplie saccades et rebonds avec une souplesse de chat famélique. En fin d’album, et après un 5.45 incendiaire pas si loin du grand brasier de Pornography, le groupe se fend d’un Love like anthrax devenu emblématique, sur lequel il reprend la recette du Murder mystery du Velvet Underground, juxtaposant les voix de Gill et King qui chacune raconte une histoire différente, se croisant sans jamais se retrouver tandis que larsens et feedbacks dessinent en arrière-plan un paysage dévasté.
And I feel like a beetle on its back / And there’s no way for me to get up / Love’ll get you like a case of anthrax / And that’s something I don’t want to catch
Love like anthrax
Gang of Four poursuivra sa carrière sur près de trois décennies, entrecoupée de retours et d’éclipses. Entertainment ! connaîtra une postérité d’une infinie richesse, inspirant des dizaines et des dizaines de groupes, de R.E.M. à The Rapture en passant par Bloc Party, Nirvana, Red Hot Chili Peppers ou plus récemment Fontaines D.C.