Chaud et froid
Garbage S/T (1995, Almo Sounds)
Quand ils décident de fonder Garbage en 1993, Butch Vig, Duke Erikson et Steve Marker affichent déjà d’imposantes références, et ce depuis plus d’une décennie. Si les deux premiers nommés ont officié dans quelques groupes obscurs, les trois gaillards ont surtout mis sur pied, dans leur Wisconsin natal, les Smart Studios qui vont voir défiler à partir de 1986 plusieurs formations appelées à devenir des figures considérables de la scène rock US (L7, Smashing Pumpkins, Nirvana). Butch Vig se taille progressivement une impressionnante réputation de producteur, qui lui vaut de se retrouver en 1991 à l’épicentre du séisme grunge en tenant les manettes du Nevermind de Nirvana. Propulsé au cœur de la lessiveuse, Vig entend se réserver une forme d’échappatoire en montant un groupe pour lequel il pourrait utiliser des idées différentes de son travail de production. Il embarque dans l’aventure ses fidèles comparses Erikson et Marker et le trio se cherche bientôt une tête d’affiche, féminine de préférence. Après avoir visionné sur MTV un clip des Écossais d’Angelfish, l’attention des trois est attirée par la prestation de la chanteuse Shirley Manson, qui semble rassembler tous les arguments. La première rencontre sera néanmoins houleuse mais Manson, qui croise dans des formations de seconde zone depuis déjà pas mal de temps, sent qu’elle tient une opportunité et revient à la charge pour finalement s’imposer. Garbage est né.
I only smile in the dark / My only comfort is the night gone black / I didn’t accidentally tell you that / I’m only happy when it rains
Only happy when it rains
J’avouerai sans fard ne pas être un inconditionnel – ni de Garbage, ni de Garbage – mais je trouvais justement intéressant d’aller me confronter à mes préventions : celles de l’époque et celles venues plus tard, notamment suite à une prestation misérable de professionnalisme froid livrée aux Eurockéennes en 2005. Près d’un quart de siècle après sa sortie et ma première écoute, j’apprécie peut-être davantage les indéniables points forts de Garbage sans pour autant cesser d’en pointer les pénibles défauts. Avec Garbage, Butch Vig souhaitait laisser libre cours à la fois à ses penchants pop et à son goût pour les bidouillages sonores. L’arrivée de Shirley Manson allait donner un sérieux coup de fouet au projet en l’épiçant fortement. Loin de se limiter à un rôle de cover-girl ou de porte-voix pour les fantasmes sonores des trois laborantins qui l’accompagnent, Manson prend en charge la majeure partie de l’écriture des paroles et ne manque pas d’apporter sa pleine contribution à la composition des morceaux. Les relations difficiles entre la jeune femme et le reste du groupe créent par ailleurs un climat de tension qui s’avère au final profitable à l’ensemble, conférant aux meilleurs titres de l’album ce qu’il faut de puissance et d’agressivité. Quand la mayonnaise prend, Garbage parvient à bâtir ainsi de remarquables machines de guerre pop, parfaitement fuselées, remplies de morgue garce et de trouvailles sonores faisant crépiter tout le décor. Vow constitue un parfait exemple de ces chansons tirées au cordeau, dont la balistique de précision les conduit droit dans nos cerveaux. Une bonne moitié des chansons figurant sur l’album fait preuve de la même diabolique efficacité, chacune arborant par ailleurs ses propres atours de séduction : la sensualité déliée de Queer, le déhanché funky de Stupid girl (samplé de l’intouchable Train in vain des Clash), la robustesse féline de Only happy when it rains, clin d’œil plein d’humour à The Jesus & Mary Chain tout en moquant les groupes perpétuellement éplorés. Dans ses meilleurs moments, Garbage produit donc une pop cyborg, organique et synthétique, sur laquelle les machines suent au diapason des musiciens pour notre bonheur auditif. Ça ne chamboule pas nos petits cœurs romantiques mais ça secoue suffisamment pour en redemander.
You thought I was a little girl / You thought I was a little mouse / You thought you’d take me by surprise / Now I’m here, burning down your house
Not my idea
Le problème est qu’à côté de ces vraies réussites, l’album aligne une quantité non négligeable de titres médiocres ou poussifs. Supervixen apparaît ainsi comme un succédané fade de My Bloody Valentine circa Isn’t anything tandis que Not my idea et Dog new tricks servent des riffs lourdauds venant plomber sans appel les velléités pop affichées. Chacun dans son genre, As heaven is wide et A stroke of luck peinent aussi à décoller, restant désespérément en rase-mottes sans que ne survienne l’étincelle. On mettra cependant au crédit de Garbage de terminer sur une jolie note mélancolique, avec la ballade aux accents trip- hop (et qui sera d’ailleurs retravaillée avec Tricky) Milk sur laquelle Shirley Manson laisse entrer de beaux papillons noirs dans l’atelier du groupe, un peu de poésie dans cette mécanique souvent par trop rigide.
You burn and burn to get under my skin / You’ve gone too far now I won’t give in / You crucified me but I’m back in your bed / Like Jesus Christ coming back from the dead
Vow
Garbage apparaît donc toujours à mon goût un disque mi-figue, mi-raisin, mais je reconnais que les bonnes chansons de l’album tiennent remarquablement la route aujourd’hui, même si elles seront toujours plus efficaces qu’émouvantes. La mèche allumée par ce premier album ne produira de détonation dans les charts qu’au bout de quelques mois mais fera du groupe une des sensations de l’année 1996. L’essai sera confirmé par le deuxième album du groupe, Version 2.0, que j’aimais bien à l’époque mais qui pour le coup me semble avoir plus mal vieilli que ce premier opus. J’avoue avoir ensuite lâché l’affaire et n’avoir écouté aucun des quatre albums publiés par Garbage entre 2001 et 2016.