Grandir
Supergrass In it for the money (1997, Parlophone) et S/T (1999, Parlophone)
Une fois n’est pas coutume – il s’agit même d’une première – vous aurez droit ce soir à deux chroniques pour le prix d’une, le tout offert et emballé par la maison. Mon lecteur ébaubi s’interrogera sûrement sur le pourquoi de cette déviance inaccoutumée dans ces pages ; je lui en livrerai fort volontiers la raison. Mon intention première était de vous parler uniquement de Supergrass, troisième album éponyme du trio d’Oxford. J’ai en effet longtemps considéré – et je l’écrivais même ici – que Supergrass s’était échoué comme tant d’autres sur les récifs toujours redoutables guettant les groupes au tournant du deuxième opus. In it for the money était à mes yeux un disque inabouti, pour ne pas dire raté. La curiosité, toujours bonne conseillère, m’a poussé à poser de nouveau mes oreilles sur cet album jusque-là mésestimé et j’ai redécouvert un disque bien plus intéressant que dans mon souvenir.
I know a place where the sun hits the sky / Everything changes and blows out the night
Sun hits the sky
En 1995, Supergrass déboulait tel un chien fou dans le jeu de quilles de la brit-pop avec un premier album euphorisant, gorgé de tubes et de mélodies irrésistibles, le tout exécuté à vive allure dans un mélange roboratif d’insolence, d’insouciance et d’inconscience. Comme de coutume, il allait s’avérer plus délicat pour le trio de choisir quelle direction prendre après pareille réussite : délivrer un I should coco, vol. 2, au risque de ne pas retrouver la fraîcheur unique de l’original ? Tergiverser des mois avant de finalement renoncer ? S’enivrer du succès et pondre un album prétentieux ? Supergrass aura finalement choisi – et réussi, dans la douleur parfois – à donner à voir le spectacle fascinant de l’accession d’un groupe à la maturité, laissant derrière lui l’exubérance juvénile de ses débuts pour s’assumer adulte sans cesser d’être passionnant.
If you like me, you can buy me, and take me home / When you see me, on your TV, I’m alone
You can see me
Avec In it for the money, Supergrass abandonne pour partie la fougue et l’instantanéité de ses premiers tubes pour nourrir son punk-pop de rock psychédélique et de sonorités seventies. L’énergie communicative joyeusement régressive de I should coco cède le pas à une musique autrement plus longue en bouche, au risque parfois de l’indigestion. Supergrass durcit ainsi parfois le ton plus que de raison, perdant la légèreté qui faisait le sel de ses premiers morceaux et lestant trop de chansons de semelles de plomb. Là où I should coco se jouait en plein air, un brin d’herbe entre les dents, In it for the money semble se jouer toutes portes closes, comme si Supergrass imposait à ses mélodies de ne pas voir la lumière du jour. La plupart des chansons séduise et agace tour à tour, brillant (souvent) dans les couplets, décevant (souvent) dans les refrains. Des morceaux comme You can see me ou Going out nous laissent ainsi mi-chèvre, mi-chou, comme si le groupe les retenait volontairement et les empêchait de décoller. Dans ce drôle d’exercice de contention, les évidentes qualités du groupe parviennent cependant à briller par intermittence, de l’impressionnante montée de cuivres de In it for the money au charme flottant de l’épatant Hollow little reign. Et l’énergie réjouissante de Supergrass n’a pas non plus complètement disparu, irriguant encore largement des chansons comme Sun hits the sky ou ces Tonight et Richard III en fusion.
Moving, just keep moving / Till I don’t know what’s sane / I’ve been moving so long/ The days all feel the same
Moving
In it for the money n’est donc pas le ratage qu’il m’avait longtemps paru être mais c’est bien Supergrass qui allait confirmer la pertinence de la voie choisie par le trio mené par Gaz Coombes. Ce troisième opus confirme que Supergrass n’était pas le divertissement éphémère de trois post-ados talentueux et dilettantes mais bien le fruit du travail de trois musiciens de haut niveau, ambitieux et appliqués et bien décidés à décoller de leur dos l’étiquette de « joyeux drilles avec des chansons délire » dont on les avait affublés. Supergrass pose son jeu et se rassemble sur des compositions toujours sophistiquées mais plus lumineuses et maîtrisées que sur In it for the money. L’album continue d’aller piocher avec bonheur dans le rock 70’s, des Who aux Rolling Stones en passant par le Bowie millésime 1972-1974 voire même le Brian Eno de Here come the warm jets.
What does it say to you when you can’t face all those people / You could run out of friends faster than making them / Out on your own again, now you don’t know how to feel, feel
Beautiful people
Tout n’est pas parfait sur cet album mais Supergrass confirme qu’il est possible de vieillir sans devenir ennuyeux, de grandir tout simplement. Supergrass s’ouvre avec le remarquable Moving, sur lequel un Gaz Coombes presque élégiaque se laisse aller à des confessions assez émouvantes, emplies d’intranquillité et de mal-être. Certes, le groupe a l’élégance d’habiller tout cela d’un refrain primesautier mais l’humeur n’est pas vraiment à la rigolade. Après cette ébouriffante entrée en matière, Supergrass ne change pas de braquet et aligne son lot d’impeccables chansons pop, complexes et compactes à la fois. A côté des efficaces mais assez classiques Your love et What went wrong (in your head), Supergrass offre des perles brillants d’un plus bel éclat comme ce Beautiful people stonien aux tendances paranoïaques. On tombe aussi en pâmoison devant le groove démoniaque du génial Mary et ses claviers tourbillonnants. Eon nous embarque dans un drôle de trip planant et cet air enfumé se retrouve aussi bien sur Faraway que sur le pétulant Jesus came from outta space. Au final, Supergrass est un disque digne et intelligent, modeste et ambitieux à la fois, démontrant avec brio que le groupe pouvait rester toujours vert tout en jetant au feu sa défroque de jeune premier turbulent.
I’m not very happy and I cannot explain / Well I can feel better, well looking the part
Faraway
Le trio d’Oxford délivrera encore trois albums avant de jeter l’éponge, disques qui finiront d’attester que, loin d’être la sensation éphémère d’un premier album pétaradant, Supergrass était un groupe aux idées larges.