Emporté par la houle
Bruce Springsteen Born to run (1975, Columbia)
Je devais avoir à peu près 9 ans quand j’ai écouté Springsteen pour la première fois. C’était l’époque de Born in the USA et ma grande sœur avait acheté la cassette. Je me souviens de ce morceau, de Dancing in the dark aussi mais la musique était alors loin de mes préoccupations. Je me rappelle surtout de ce drôle de type tout de jean vêtu, coiffé d’un bandana, qui chantait avec une telle exaltation que je croyais qu’il allait fondre en larmes. C’était étrange de l’entendre éructer soudain sur le We are the world de USA for Africa qui faisait alors pleurer dans les chaumières en pleine vague de charité rock. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la pop et au rock indé, Springsteen me paraissait bien loin ; qu’est-ce que ce type beuglant pouvait bien m’évoquer à côté des Smiths ou de Divine Comedy ? La découverte émue de son formidable Ghost of Tom Joad de 1995 me fit comprendre que le cas était plus complexe qu’il ne semblait. Les coups de sonde donnés dans sa discographie me laissaient néanmoins une impression mitigée, ramenant tantôt des pépites immédiatement bouleversantes (The river), tantôt de drôle de chansons un peu vaseuses. Je n’ai longtemps trop su quoi faire de Born to run et ma première rencontre avec ce disque fameux et célébré fut décevante : trop de sueur, trop de lumières, trop de saxophone, trop de tout en fait… Il m’en aura fallu du temps pour finalement accepter de me laisser emporter par le courant.
The screen door slams, Mary’s dress waves / Like a vision she dances across the porch as the radio plays / Roy Orbison singing for the lonely / Hey, that’s me and I want you only / Don’t turn me home again, I just can’t face myself alone again
Thunder road
En 1975, Springsteen a lancé sa carrière depuis déjà près de 10 ans, multipliant d’abord les groupes – sous influence Beatles puis Cream – avant d’être signé chez Columbia en 1972. Ses deux premiers albums sont remarqués par la critique – qui le surnomme à tort à ses débuts le nouveau Dylan – mais ne rencontrent quasi aucun écho public. Ses prestations scéniques haut de gamme impressionnent par ailleurs énormément au point que Jon Landau, célèbre critique chez Rolling Stone déclare voir en lui le « futur du rock ». Springsteen aborde donc l’enregistrement de Born to run avec un appétit d’ogre et dans l’esprit de celui qui doit miser tout ce qui lui reste pour décrocher la timbale ou définitivement échouer. Famélique et passionné, Springsteen va réussir son coup au-delà de toutes les espérances et ouvrir la bonde à un flot musical débridé.
Endless juke joints and Valentino drag / Where famous dancers scraped the tears up off the street, dressed down in rags / Running into the darkness, some hurt bad, some really dying / At night sometimes it seemed you could hear the whole damn city crying
Backstreets
Que dire alors de ce disque bigger than life, qui use du Technicolor et de tous les effets pour peindre un univers d’outsiders les pieds dans le caniveau mais des étoiles plein les yeux ? Born to run est un disque proprement débordant, sur lequel les chansons font craquer toutes leurs coutures pour sans cesse tenter de s’élever. Lyrique, romantique, pompier parfois, sublime, effrayé et glorieux, Born to run est tout cela à la fois, l’explosion à la face du monde d’un petit prolo du New Jersey, d’un mec à l’estomac tordu par le désir, exposant au grand jour son appétit de « grand vivant ». Musicalement, Springsteen navigue entre le Dylan halluciné millésime 1965-1966, les productions spectoriennes, le lyrisme de Roy Orbison (qu’il mentionne d’ailleurs dès son premier couplet) et le R&B inflammable de Them. Mais le coup de force de Springsteen, c’est bien d’être grandiloquent en demeurant authentique, emphatique sans être ampoulé (ou presque jamais). Une impression de puissance se dégage de cet enchevêtrement de piano, de guitare, de cuivres, de batterie mais le tout nous emporte plus qu’il ne nous écrase. Springsteen tient bien la barre et ne se laisse jamais retourner par la tempête qu’il déclenche. Le souffle de ces morceaux porte la voix des gens de peu, d’outsiders, de losers, de travailleurs un peu fauchés ; Springsteen donne à leurs rêves un cadre monumental, adoptant par ailleurs une approche très lucide et pleine d’empathie sur les à côtés du rêve américain.
The highway’s jammed with broken heroes on a last chance power drive / Everybody’s out on the run tonight
Born to run
But there’s no place left to hide / Together Wendy we can live with the sadness / I’ll love you with all the madness in my soul
Longtemps sceptique, je m’incline aujourd’hui devant l’immensité des hauts faits de cet album. Ce sera d’abord l’introductif et épique Thunder road, beau comme La fureur de vivre mâtiné de West Side story : partir ensemble ailleurs, quitter ce « world full of losers », prendre la route et tracer vite et loin. Backstreets et sa formidable intro (quelques notes de piano qui culminent finalement en une réminiscence torrentielle de Like a rolling stone) brûle lui aussi d’un feu incandescent, narrant l’intensité et la déliquescence d’une amitié (d’un amour ?) virile. On ne présentera pas Born to run le morceau-phare dont la fougue roborative emporte tout sur son passage, cette même fougue que l’on retrouve sur l’irrésistible Tenth avenue freeze out. Springsteen ralentit un peu le rythme avec le superbe Meeting across the river, portrait crépusculaire de deux petite frappes dont on pressent que l’aventure tournera mal. Le disque se termine en apothéose avec un Jungleland gargantuesque, passant par tous les états le long de ses neuf minutes, débutant comme une ballade piano voix avant d’exploser comme un feu d’artifice et de se permettre même un solo de saxophone à la limite de ce qu’on peut tolérer. Quarante minutes à peine auront passé quand le disque s’éteint, laissant au sol une traînée fumante… : Springsteen aura tout misé, et finalement tout emporté.
Outside the street’s on fire in a real death waltz / Between what’s flesh and what’s fantasy / And the poets down here don’t write nothing at all / They just stand back and let it all be
Jungleland
Je reviendrai sans doute un de ces jours sur d’autres jalons de la longue et riche discographie du « Boss », discographie dont je suis d’ailleurs loin de connaître tous les recoins. Pour les inconditionnels – au portefeuille bien garni -, on recommandera la sortie toute récente d’une réédition XXL de The river. C’est bientôt Noël, on ne sait jamais…
2 réponses
[…] Comedy et le trop rare Eric Matthews) que dans le rock débridé – springsteenien époque Born to run – de l’épatant « Dream lover ». Dan Bejar nous offre aussi son […]
[…] déferlante Born to run et son impact artistique et public aurait pu laisser croire qu’après des années de vache […]