La sirène et les cowboys
Tarnation Gentle creatures (1995, 4AD)
J’ai déjà évoqué au fil de mes différentes notes ce fantastique renouveau country-folk qui surgit des USA (et notamment de San Francisco) au mitan des années 1990 et qui déversa sur mes oreilles et mon cœur éblouis une cohorte de disques inoubliables. Je ne saurai exprimer à quel point ces quelques disques furent fondateurs, tant dans le rapport qu’ils fondèrent entre la musique et moi que par les splendeurs désolées qu’ils firent miroiter devant mes yeux. De Lambchop aux Red House Painters, de Mark Eitzel à Smog, de Vic Chesnutt à Palace, tous ces groupes et artistes bénis ont laissé des traces indélébiles en moi, par leurs albums ou simplement par la grâce d’une ou deux chansons.
Parmi eux, je n’ai jamais considéré Tarnation comme le haut du panier. J’appréciais leur musique, mais rien de comparable aux vertiges que me procurèrent Palace ou Vic Chesnutt par exemple. Aujourd’hui, en réécoutant cet album, je me rends compte qu’il vaut sans doute mieux qu’une simple admiration polie. Avec Tarnation, la country retrouve ses couleurs (gris, noir et bleu nuit) et quitte ses oripeaux ridicules que lui ont trop souvent fait porter les faussaires de Nashville et qu’on retrouve encore dans d’impayables festivals de fond de campagne, avec force exhibition grotesque de stetsons, de tracteurs et de santiags. Tarnation ramène cette musique à ses racines, aux anges en souffrance chantés par Gram Parsons, au souffle noir de Johnny Cash et aux ballades sépulcrales de Townes Van Zandt. Et le tout sans tomber dans un passéisme vain, en laissant cette musique faire montre de toute sa puissance émotionnelle. C’est ainsi une country déconseillée aux âmes sensibles, pétrie des effluves des romans d’Erskine Caldwell et des disques de Nick Cave, une country où rodent de sales petits secrets, où les cœurs brisés ne se réparent jamais, où la folie guette.
Derrière Tarnation se cache surtout le véhicule des inspirations de Paula Frazer, forte tête originaire d’un coin perdu de Géorgie, fille de pasteur, passée par le punk et la new-wave lors d’une jeunesse agitée à San Francisco avant de revenir vers cette musique qu’elle écoutait enfant. En 1993, la demoiselle s’entoure de trois compères pour fonder Tarnation et faire paraître un premier album (que je ne connais pas) intitulé I’ll give you something to cry about. Ce disque vaut au groupe d’être repéré par le prestigieux label anglais 4AD; celui-ci leur permet d’enregistrer ce Gentle creatures, qui reçut par chez nous un très bon accueil critique à l’époque.
Comme je le disais plus haut, Tarnation livre une country de la plus belle eau, évoquant les chansons tire-larmes des maîtres du genre mais parée également des teintes western des BO de Morricone. Portées par la voix de soprano de Paula Frazer, les chansons racées et désolées de Tarnation envoûtent et fascinent, au risque de nous perdre dans leur désespoir sourd. En guise d’introduction, Paula Frazer se présente d’abord seule avec sa guitare pour évoquer le douloureux jeu des cœurs brisés – Game of broken hearts. S’ensuit l’éblouissant Halfway to madness, morceau malade et magnifique, où la douleur et la perte conduisent à la lisière de la déraison. Puis, avec The well, Frazer et sa troupe nous font délicieusement sombrer au fonds du puits, à coup de steel guitar frissonnante. Au long de ce très bel album, Tarnation décroche d’autres sommets avec notamment la splendide ballade, Two wrongs won’t make things right, d’une pureté bouleversante qui écarte toute trace de sensiblerie. On retiendra aussi les volutes poussiéreuses de Listen to the wind ou le terminal It’s not easy, où la tristesse cède le premier rôle à davantage de sérénité, sans que les fêlures ne puissent pour autant disparaître.
Tarnation ne survivra guère à ce brillant opus, le groupe faisant paraître Mirador en 1997 dans une formation complètement renouvelée avant de disparaître. Après quelques années de silence, Paula Frazer est revenue en solo depuis les années 2000, avec trois albums à ce jour, dont j’ignore cependant complètement la teneur.
http://www.youtube.com/watch?v=OtRI3vhpvsI