Le vagabond du Kentucky
Papa M “Whatever, mortal” (2001, Drag City)
Considéré comme le berceau du whisky américain – notamment du côté du comté de Bourbon -, le Kentucky peut aussi s’enorgueillir d’avoir enfanté, à partir de la fin des années 1980, une génération de musiciens aux talents aussi corsés que ce breuvage et dont la musique enivrante et addictive allait influencer tout un pan du “rock indépendant”, des USA et d’ailleurs. David Pajo fut un des acteurs majeurs de cette scène de Louisville. Guitariste et multi-instrumentiste, membre fondateur de Slint, dont les déflagrations blanches de Spiderland allaient imprimer durablement les esprits, résonnant du post-rock de Chicago aux épopées tempétueuses de Godspeed You! Black Emperor, David Pajo multiplia après la fin du groupe les collaborations et expériences. On le retrouva un temps chez Tortoise, notamment sur le génial Millions now living will never die… (1996) ou sur les premiers albums signés de son nom par Will Oldham, compagnon de toujours. En solo, David Pajo se présenta successivement sous différents pseudos, tous curieusement centrés autour de la lettre M : après s’être d’abord appelé M, il fit paraître plusieurs disques instrumentaux sous le nom d’Aerial M puis endossa finalement l’identité de Papa M. Ce drôle de pseudonyme traduisait une véritable réinvention, puisque sous ce nouvel alias, David Pajo allait revêtir les habits usés du vagabond folk, loin des expérimentations post-rock de Tortoise ou des guitares amplifiées de Slint.
I am a whore / Wayfaring stranger / Traveling through / This town alone / There are no drugs / No fear of danger / In that gold land / That I call home
Over Jordan
A l’évocation de cet album, le gaillard déclara avoir voulu se rapprocher de la terre au moment de composer ces chansons rustiques et lumineuses. Accompagné du précieux Will Oldham – à la production et aux chœurs (entre autres) – et forcément inspiré par les paysages néo-country dessinés par le bonhomme depuis des années sous ses différents pseudos (Palace Brothers, Palace Music, Palace, etc.), David Pajo livrait ici, en effet, treize chansons tour à tour fluides et poussiéreuses, aériennes et brûlantes. Treize chansons profondément ancrées dans la tradition folk nord-américaine, évoquant aussi bien les premiers Leonard Cohen que les premiers Palace, mais dont l’enracinement n’évoque jamais la sclérose. L’air circule en permanence dans ces morceaux, qu’il accompagne l’errance du hobo sur le bouleversant Over Jordan inaugural ou qu’il s’immisce entre les notes des titres plus contemplatifs, comme l’instrumental Krusty ou le formidable Glad you’re here with me. Souvent, le banjo de Tara Jane O’Neil imprime sa drôle de cadence claudicante et apporte lui aussi une forme de fraîcheur à ces chansons, qui alternent entre sidération face aux beautés du monde et mélancolie profonde.
Well it pains me just to think of your leaving / I don’t ever wanna say goodbye / Lover these powders are compelling / I don’t claim that it’s the way to be / If I am fucking up, thеre ain’t no telling / I’m just glad that you are hеre with me
Glad you’re here with me
Et si l’essentiel des titres s’inscrit dans une obédience résolument country-folk, Pajo affiche une culture musicale suffisamment vaste pour élargir son champ d’influence. L’instrumental Tamu évoque ainsi aussi bien Nick Drake que Gastr Del Sol. La guitare liquide de Many splendored thing rappelle aussi bien certaines douceurs de Mark Kozelek que les sonorités aqueuses de Durutti Column. L’électricité charbonneuse de Beloved woman vient noircir le tableau tandis que, plus loin, The lass of Loch Royal convoque la country hantée de Palace Brothers, la voix de Will Oldham en écho augmentant davantage encore nos frissons. Sabotage débute comme un air de folk hanté avant de s’élever en volutes psychédéliques indianisantes. A côté de ça, la beauté simple et bucolique de Purple eyelid ou de Northwest passage scintille comme le soleil sur la rosée. On n’oubliera bien évidemment pas la majesté de déjà mentionné Over Jordan, relecture envoûtante et envoûtée du classique Wayfaring stranger, et qui ouvre l’album comme on ouvrirait un film sur un homme avançant seul dans le désert, perclus de fatigue et nimbé de poussière grise.
There was something like a wall between us / That stopped your going down on my penis / The ghost of lovers past still await your response / Was I just a medium in your seance?
Sorrow reigns
J’avoue ne guère avoir suivi la discographie de David Pajo depuis ce disque, que j’ai découvert d’ailleurs bien longtemps après sa sortie. Le bonhomme a traversé apparemment des épisodes dépressifs sévères au fil des années, continuant néanmoins de se produire en solo ou de participer à différents projets, comme le groupe Zwan de Billy Corgan par exemple. Son goût pour les expériences semble intact puisque, loin du folk ou de la country, Pajo semble avoir commis quelques incursions dans le domaine des musiques électroniques. J’essaierai de me remettre à la page, mais ce “Whatever, mortal” demeure un disque précieux et rare, vers lequel on reviendra souvent.