Dernier adieu
Sophia Fixed water (1996, The Flower Shop Recordings)
Il est des disques que l’on chérit mais que l’on écoute peu. Parce qu’ils sont malcommodes, anguleux, exigeants. Parce qu’ils requièrent que l’on se fonde entièrement dans leur écoute et ne tolèreraient pas d’être réduits au rang de tapisserie sonore. Parce qu’on essaie aussi de faire preuve d’un peu d’humilité et qu’on se sentirait imposteur à chanter à tue-tête et tous les jours des paroles comme “Death comes so slow / When you’re waiting to be taken”. En même temps, la catharsis demeure une des propriétés fascinantes de la musique et on a toujours cherché à lover nos petites douleurs dans des écrins plus beaux, que d’autres plus talentueux pouvaient nous offrir. Comme ce Fixed water de Sophia.
A la fin des années 1980, à San Diego, une fois le lycée derrière eux, Robin Proper-Shepard et trois compères forment le groupe Society Line. Le groupe se taille peu à peu une certaine réputation dans le milieu noisy et, rebaptisé The God Machine, se retrouve à Londres au début des années 1990. Réduit à un trio, le combo fait paraître un premier album, Scenes from the second storey, en 1993 qui lui confère une aura grandissante. Alors que le groupe met la touche finale à son second lp, le bassiste Jimmy Fernandez décède brutalement d’une attaque cérébrale. Un voile noir s’abat sur les épaules de Proper-Shepard et le décès de Fernandez met un terme soudain à l’existence de The God Machine. Marqué par le deuil, Proper-Shepard écrit alors une série de chansons et s’entoure de musiciens amis pour leur donner forme sous le nom de Sophia. De ces tourments naît donc ce Fixed water bouleversant.
Sur les huit titres de ce condensé de lumière noire, on entend le chant d’un homme rempli de larmes, mais qui parvient à sublimer sa douleur pour mieux poser les jalons de sa reconstruction. Sur les gravats d’une vie en ruines (mort d’un ami, fin d’un groupe et d’une relation sentimentale), Proper-Shepard s’expose à nu pour solde de tout compte, ne cachant rien de ses insuffisances sans jamais pour autant sombrer dans l’auto-apitoiement larmoyant. Proper-Shepard ne chiale sur l’épaule de personne, il avance, le cœur à vif mais encore une vie à vivre. Entre folk, blues et country, Sophia délaisse l’habillage noise qui faisait le quotidien de The God Machine et joue une musique pleine d’espace et de silence, d’où la douleur semble peu à peu s’écouler (grâce notamment à l’utilisation de la pedal-steel) tandis que les notes s’élèvent loin au-dessus des pesanteurs douloureuses qui les ont fait naître. La mort n’est jamais loin mais Sophia convoque les fantômes à sa table pour leur permettre d’apaiser leurs âmes avant l’au-delà. Au final, Proper-Shepard et son groupe érigent avec recueillement un mémorial sublime en hommage à leur ami disparu, quelque chose comme un dernier adieu.
Difficile de mettre en valeur un titre plutôt qu’un autre sur ce disque d’une grande unité de ton. Sophia semble joué accompagné de quelques bougies seulement, créant une intimité presque irréelle entre sa musique et l’auditeur. De l’exceptionnel So slow à l’iridescent final de I can’t believe the things I can’t believe, l’album se joue à très haute altitude, drapé dans la nuit. On mentionnera pour mémoire l’amertume lumineuse de Are you happy now ou le formidable Death of a salesman, sur lequel une simple guitare acoustique accompagne le chant de Proper-Shepard pour une ballade nocturne sous la pluie, à la fois glaciale et consolatrice.
Curieusement, malgré mon amour pour ce disque remarquable, je n’ai quasiment pas suivi la discographie ultérieure de Sophia. Depuis ce Fixed water initial, le groupe de Robin Proper-Shepard a ainsi fait paraître The infinite circle en 1998, People are like seasons (2004), Technology won’t save us (2006) et There are no goodbyes en 2009. J’ai donc du retard à rattraper.
2 réponses
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Anne-Sophie Pascal, Frédéric D.. Frédéric D. a dit: Dernier adieu » La discothèque de lamateur http://t.co/G4u5fMs […]
[…] plus de quatre ans que j’écrivais dans ces pages quelques lignes sur le premier album sublime et douloureux de Sophia, sur cette musique suintant la peine infinie de Robin Proper-Sheppard comme un encrier […]