Aimer, boire et chanter
The Pogues Rum, sodomy & the lash (1985, MCA)
Sans doute saisi par le remords de ne pas lui avoir accordé un strapontin dans mon récent top 10 des albums de la très riche année 1985, j’essaierai de me rattraper ce soir en consacrant un billet entier à ce disque bouillonnant, tour à tour admirable et turbulent qui vous fera – entre autres – à n’en pas douter, aimer la cornemuse.
One summer evening drunk to hell / I stood there nearly lifeless / An old man in the corner sang / Where the water lilies grow / And on the jukebox Johnny sang / About a thing called love / And it’s how are you kid and what’s your name / And how would you bloody know?
A pair of brown eyes
Né de parents irlandais mais ayant majoritairement grandi en Angleterre, Shane McGowan reçoit de plein fouet la déflagration punk. Le jeune homme se rebaptise un temps Shane O’Hooligan et écume les concerts de la scène punk londonienne où sa grande gueule et son goût pour les boissons alcoolisées ne manquent pas de le faire remarquer. Il décide rapidement de prendre part à l’effervescence créative de l’époque mais, après plusieurs expériences éphémères dans diverses formations punk-rock, c’est en se tournant vers la musique traditionnelle irlandaise que le garçon va trouver le mode d’expression qui lui convient. Les Pogues se forment en 1982 sous la première appellation de « Pogue Mahone », traduction gaélique du fort élégant « Embrasse mon cul ». Le Mahone tombe après quelques mois mais le groupe gagne peu à peu en notoriété par sa façon de frotter le folk irlandais à la fougue du punk, si bien qu’il en arrive à passer en première partie des Clash avant même la sortie de son premier album, Red roses for me. La verve de McGowan attire notamment d’un certain Elvis Costello qui accepte de produire le deuxième LP de cette troupe talentueuse et dissipée et se retrouve donc aux manettes de ce Rum, sodomy & the lash.
The years passed by the times had changed I grew to be a man / I learned to love the virtues of sweet Sally MacLennane / I took the jeers and drank the beers and crawled back home at dawn / And ended up a barman in the morning / I played the pump and took the hump and watered whiskey down / I talked of whores and horses to the men who drank the brown / I heard them say that Jimmy’s making money far away / And some people left for heaven without warning
Sally MacLennane
Avant même de frapper par ses chansons, ce deuxième album de la bande à McGowan affiche son caractère dès l’emballage. Outre ce titre marquant, citation attribuée à Churchill pour qualifier les mœurs de la Marine anglaise, le disque se distingue par le remarquable et ingénieux détournement du Radeau de la Méduse de Géricault qui orne sa pochette, sur lequel les visages des membres du groupe remplacent les figures des naufragés aux abois du tableau original. Ces quelques indices laissent deviner la réelle curiosité intellectuelle de McGowan sous ses manières de déglingué et cette ouverture d’esprit peut s’entendre dans des textes souvent remarquables parsemés de références multiples (au folklore comme à l’histoire, à la littérature comme à la musique ; et si vous ne me croyez pas, tout est expliqué là). Si les Pogues ne sont pas les premiers à tremper le folk celtique dans une sauce rock (cf Van Morrison ou Fairport Convention), ils entreprennent de l’épicer de toute l’énergie brûlante du punk, secondé à merveille par un spécialiste ès fougue et bois vert en la personne du sieur Costello. La voix abîmée de Shane McGowan plante à elle seule un décor de taverne : la bière et le whisky délie les langues et les cœurs, les souvenirs et les rires, font parler plus haut et pleurer plus fort.
And now I’m lying here I’ve had too much booze / I’ve been shat on and spat on and raped and abused / I know that I am dying and I wish I could beg / For some money to take me from the old main drag
The old main drag
Cette frénésie anime d’un souffle de vie en plus la formidable sarabande de Sally MacLennane ou l’introductif The sick bed of Cuchulainn. Même quand McGowan se tait, l’énergie du groupe parvient à faire son effet comme sur l’instrumental The wild cats of Kilkenny. Mais c’est évidemment mieux quand le bonhomme ouvre la bouche, même pour postillonner. En fait, les Pogues se montrent particulièrement touchants le temps d’une poignée de ballades à fendre l’âme. On pense bien sûr à The old main drag et sa description sans fard de la débine d’un gars des rues, qui annonce presque le personnage du Ripley Bogle de Robert McLiam Wilson. On pense aussi et surtout au merveilleux doublé A pair of brown eyes / Dirty old town, sur lesquels, sans tout à fait perdre son humour, McGowan se fait bouleversant de romantisme cabossé, les pieds dans le caniveau mais la tête dans les étoiles, gardant en tête le souvenir d’un baiser ou d’une main serrée. Dirty old town, reprise d’un morceau d’Ewan McColl popularisé par les Dubliners, prend place sur cet album à côté de plusieurs autres reprises (le superbe I’m a man you don’t meet everyday, unNavigator qui évoque les ouvriers du rail ou le conclusif et processionnaire The band played Waltzing Matilda) qui confirment à quel point les Pogues s’inscrivent dans une tradition folk qui les fait s’approprier les chansons des autres, comme les maillons d’une chaîne musicale ancestrale. On regrettera simplement cette poignée de chansons plus faibles (Jesse James ou Billy’s bones) qui viennent ternir la prestance chaotique démontrée par le groupe sur la majeure partie de l’album.
I met my love by the gas works wall / Dreamed a dream by the old canal / I kissed my girl by the factory wall / Dirty old town / Dirty old town (Dirty old town)
Dirty old town
Grâce notamment à Dirty old town, les Pogues remportèrent un succès inespéré mais mérité. Le groupe deviendra de plus en plus populaire à mesure que le comportement de McGowan deviendra de plus en plus erratique, jusqu’à les conduire à une prévisible fin de parcours en eau de boudin.