Schizophrenia
Eminem The Marshall Mathers lp (2000, Interscope)
Passer de Rufus Wainwright à Eminem peut s’assimiler à courir nu dans la neige à la sortie du sauna mais après tout, rien n’interdit d’aimer les contrastes, surtout en musique. Difficile de parler du cas Eminem sans penser scandales et provocations, déclarations homophobes, machisme brutal, abus de drogues, j’en passe et des meilleures. Sex and drugs and hip-hop… Difficile cependant aussi de ne pas reconnaître chez lui une plume rare, une verve incendiaire et au final, une complexité bien supérieure aux présentations forcément caricaturales des médias, caricatures nourries avec gourmandise et schizophrénie par le bonhomme.
Après un premier album passé inaperçu en 1996, Infinite, Eminem déboule sur le devant de la scène avec The Slim Shady ep puis The Slim Shady lp en 1999, devenant une star planétaire, entre ventes massives et controverses. Alors que The Slim Shady lp m’apparaît peu intéressant, ce Marshall Mathers lp voit Eminem franchir un palier important. Sur cet album, Eminem creuse un polymorphisme déroutant, jouant d’identités multiples pour mieux confondre son auditeur. Il passe ainsi sans crier gare de Marshall Mathers (son véritable patronyme), jeune homme sortant d’une enfance cabossée à coups de marteau dépassé par une célébrité mal vécue, à Slim Shady, roi de la provocation, permettant à Marshall d’expurger les démons qui le hantent. Slim Shady n’épargne personne dans son jeu de massacre, pouvant se montrer finement caustique ou lourdement déplaisant, et alimente ainsi de façon schizophrène la machine médiatique dont se méfie tellement Marshall Mathers. Ces chausse-trapes perpétuellement dressés sous les pieds de l’auditeur laissent cependant entrevoir des confessions des plus dérangeantes, des aveux bouleversants et des fêlures profondes.
Aidé par la production impeccable, à la fois austère et moelleuse, de Dr Dre, Eminem déverse son flow nasillard si caractéristique dans une drôle de sarabande. Malgré quelques scories qui rallongent inutilement l’album (Remember me par exemple) , Eminem aligne une bonne demie-douzaine de morceaux remarquables. On retiendra d’abord le tube Stan, lettre imaginaire d’un fan psychotique sur un sample de Dido, révélant la complexité du rapport qui lie Eminem à la célébrité. Ce rapport d’attraction/répulsion se retrouve aussi sur le percutant The way I am ou sur le plus touchant Marshall Mathers, sur lequel Eminem se laisse aller à quelques aveux : “Last year I was nobody / This year I’m sellin’ records / Now everybody wants to come around as I owe them something”. Marshall Mathers laisse cependant la vedette à son double maléfique, le psychotique Slim Shady, qui vient semer sa zone, tour à tour jubilatoire et effrayant. Sur le hargneux Kill you, Eminem se fait meurtrier d’une mère qu’il abhorre et sur le terrifiant Kim, il assassine tout bonnement sa femme; morceau réellement flippant, débité le diable aux trousses et la bave aux lèvres, qui ferait passer les rugissements de notre Joeystarr national pour d’inoffensives aubades. Dans un registre plus léger, il envoie aussi le crétin et roboratif The real Slim Shady dézinguer les produits commerciaux de la variété internationale, dont il se sait faire partie d’ailleurs: “I’m sick of you little girl and boy groups / All you do is annoy me / So I have been sent here to destroy you”.
Le disque sera là encore un carton énorme et Eminem enchaînera en 2002 avec un autre album très réussi, The Eminem show. En 2004, il sortira l’album Encore que je ne connais pas et depuis, pas de nouvelles discographiques si ce n’est une compilation visant sans doute à meubler l’attente des fans.