Les singuliers
Delicatessen Skin touching water (1995, Starfish Records)
Qui se souvient encore de Delicatessen ? Parmi la profusion de groupes apparus dans le sillage de la vague brit-pop, ce quartet originaire de Leicester se distinguait pourtant nettement du tout-venant. D’ailleurs, exceptés le timing et la nationalité, rien ne rattachait vraiment le groupe mené par Neil Carlill au marigot de la pop-rock britannique de l’époque. Affichant des références affectées (Orson Welles ou le linguiste Noam Chomsky) et nourri d’influences plus troubles que l’éternel binôme Kinks/Beatles, Delicatessen se sera fendu d’une poignée de chansons intenses et vénéneuses et d’un premier album, ce Skin touching water, qui mérite qu’on y jette une paire d’oreilles avides, même s’il est étrangement absent des plate-formes de streaming.
Take a whip to the real me / Tie my hands round the wooden legs of this double bed / She said to me : “I’m just alive”
I’m just alive
Formé en 1993 sous l’égide du charismatique Neil Carlill, le groupe se fait repérer l’année suivante avec le single Inviting both sisters to dinner, dont l’acoustique inquiète évoque vaguement des Tindersticks remplis d’idées retorses. Le quatuor aiguise encore davantage les attentes avec le formidable C.F. Kane, sur lequel une mélodie envoûtante se fait violemment électrocutée par une furie de guitares à blanc, tandis que Neil Carlill semble prendre un malin plaisir à se faire le fil conducteur de ce déluge de tension. Skin touching water viendra confirmer les promesses semées par ces deux titres en avant-goût, proposant au fil de seize morceaux un rock subtil et déviant, aux mélodies teintées de braise et de charbon, le tout porté par une production aiguisée comme une lame. Le chant de Neil Carlill constitue un atout supplémentaire de premier choix, naviguant entre le cri et le susurrement, entre le grave et les aigus, élément perturbateur captivant contribuant au précieux dérèglement des sens généré par les meilleures chansons du disque. La poésie opaque de textes tout sauf réalistes rehausse encore l’étrangeté de l’ensemble. Skin touching water brille ainsi d’une singularité farouche qui conserve encore aujourd’hui un charme inentamé.
Never, oh never, trust me / I’m just a liar
Zebra / monkey / liar
L’album s’ouvre en tout cas sur un remarquable tour de force avec le génial I’m just alive, tourbillon sensoriel porté par un riff de clavier démoniaque et sur lequel le chant de Neil Carlill vient plaquer des mots mêlant l’érotisme au danger. Après cette première claque, Delicatessen enchaîne par un C.F. Kane survolté, nourri au bruit blanc des Jesus & Mary Chain avant de délivrer un Zebra/monkey/liar au charme déroutant, qui semble progressivement se charger de fièvre avant de se déchaîner dans un climax bruitiste incendiaire. Entre Nick Cave et les JAMC déjà cités, le morceau vient clore un triptyque presque parfait qui place la barre très haut pour la suite de l’album. Le groupe a la bonne idée de faire baisser la tension avec la ballade nébuleuse Red, blue and green, berceuse marécageuse sur laquelle le chant de Carlill se remplit d’une douceur troublante, tandis que piano et violon dessinent une trame délicate. On aura alors l’honnêteté de reconnaître que le reste de l’album ne parvient pas à maintenir un tel niveau sur la durée, et que les seize titres auraient pu être réduit à une dizaine pour un résultat plus percutant. Les changements de direction de Delicatessen nous perdent un peu parfois mais le groupe n’en reste cependant pas à un simple carré de bonnes chansons. You cut my throat, I’ll cut yours (quel titre !) dévale en cavalcade carillonnante qui s’échauffe et rougeoie. Sick of flying saucers semble masquer sous une acoustique à la clarté trompeuse mille chausse-trapes tandis que, plus loin, Love’s liquid déploie un psychédélisme classieux et nonchalant, mêlant mélancolie et détachement dans un ensemble d’à-plats électriques évoquant même le Radiohead de The bends. On retiendra aussi le dépouillement fourbu d”un Advice en piano-voix tout comme la drôle de fièvre intranquille qui semble habiter un Froth sonnant comme le croisement de Nick Cave avec le meilleur de Suede.
Suck from bloody cheeks / If I could wait, I’d cut their lips off / The pain shouts up my sleeve / Or has my arm another wrist
C.F. Kane
Curieusement, je n’ai jamais eu l’occasion d’écouter la suite de la discographie du groupe, à une époque où il était plus difficile (et plus coûteux) d’accéder à la musique, sachant que ces disques sont absents des plate-formes. Delicatessen publiera encore deux LP, Hustle into bed (1996) et There’s no confusing some people (1998) avant de se séparer. Neil Carlill, désormais installé aux Etats-Unis, mène apparemment une carrière prolifique dont je ne connais rien, multipliant les groupes et les projets. Il faudra que j’y pose une oreille à l’occasion mais ce premier essai vaut réellement le détour.