L’île aux (vieux) enfants
Brian Wilson & Van Dyke Parks Orange crate art (1995, Warner)
It took three years and $350,000. The record came out and sank without a trace.
Van Dyke Parks
C’est en ces termes peu amènes que Van Dyke Parks évoquait cet Orange crate art lors d’une rencontre avec un journaliste du Guardian en 2013. Si l’album fit en effet un bide et si les critiques à son encontre apparaissent encore mitigées, j’avoue avoir une réelle affection pour lui qui perdure à chaque nouvelle écoute.
When I desire company / I’ll leave my footprints on the sand by a reckless sea / Hoping you’ll come to me / And we’ll explore what might have been / And leave the shore and give this tired old world a spin / When my ship will come in
Sail away
Je ne prendrai pas la peine de présenter ici Brian Wilson, cerveau dérangé des Beach Boys dont l’œuvre, panthéonisée depuis déjà longtemps – Pet sounds en tête – constitue un terrain d’études fertile pour des générations de musicologues. D’autres l’ont fait avant moi et avec davantage de talent et d’érudition. Quoi qu’il en soit, même si ce disque porte au fronton les noms des deux musiciens, c’est bien d’un disque de Van Dyke Parks interprété en collaboration avec Brian Wilson qu’il s’agit, le premier étant responsable de l’ensemble des compositions.
This town goes down at sunset / When the hills are turning red / The streets roll up at eight o’clock / Everybody goes off to bed
This town goes down at sunset
Né en 1941 à Hattiesburg, Mississippi, Van Dyke Parks se fait d’abord connaître en tant qu’enfant acteur à Hollywood. Il mène ensuite des études de piano classique qui lui valent de se faire peu à peu une place dans les milieux musicaux californiens au mitan des années 1960. Il collabore ainsi en tant que musicien de studio à certains titres des Byrds, fréquente quelques uns des musiciens en vue de la côte Ouest, de Randy Newman à David Crosby. C’est alors que sa rencontre avec Brian Wilson va changer le cours de son existence. Celui-ci cherche à donner une suite à son monumental Pet sounds et à repousser encore plus loin les limites de la pop-music. En quête d’un parolier qui pourrait coller les mots adéquats aux mélodies d’exception qu’il ne cesse d’entendre dans son cerveau dérangé, Wilson se tourne vers Parks. L’affaire capotera dans les grandes largeurs et l’enregistrement inachevé de Smile restera l’un des hauts faits de la légende de la pop-music, en plus de marquer le naufrage de la santé mentale de Brian Wilson. Il faudra attendre 2004 pour que ce dernier réenregistre intégralement les chansons de Smile et que l’album soit enfin publié.
Movies is magic / Real life is tragic / Fundamental though it seems / When you’re livin’ in your dreams / When you wake up it’s over
Movies is magic
Rescapé de ce drôle de naufrage, Van Dyke Parks enregistre en 1967 son premier disque solo, Song cycle, mobilisant d’importants moyens financiers pour un succès public à peu près nul (mais une aura grandissante de disque mythique). Parks choisit alors de fuir le devant de la scène, préférant l’ombre à la lumière. Il se taille au fil des ans une solide réputation d’arrangeur et de producteur, travaillant pour des gens aussi divers que Ry Cooder, Phil Ochs, Randy Newman… Il continue en parallèle de sortir des albums dans un anonymat public quasi-total.
Orange crate art was a place to start / Orange crate art was a world apart
Orange crate art
En 1992, il entreprend de sortir un Brian Wilson vivant comme un reclus aphasique de sa retraite et le convie à venir placer sa voix sur ses dernières compositions. Le résultat est cet étonnant Orange crate art qui paraît en 1995. Parks et Wilson sortent ici un album résolument hors du temps, créant une oasis enchantée et féerique, bien loin des tumultes du monde extérieur. La voix nasillarde de Van Dyke Parks et le timbre haut perché d’enfant solitaire de Brian Wilson se marient à merveille, provoquant d’insolites dissonances sur la trame mélodique foisonnante des chansons de Parks. Celui-ci dévide en effet toute une pelote de mélodies luxuriantes, allant puiser tour à tour dans la musique de chambre, les airs de music-hall, la country-music ou la pop orchestrale américaine. Usant d’une palette d’instruments extrêmement variée (trompettes, flûtes, accordéon, guitares…), Parks crée un univers enfantin et nostalgique. Ses morceaux ne parlent ainsi que d’envies d’ailleurs (Sail away, Wings of a dove) ou célèbrent la beauté des univers imaginaires, comme le superbe Movies is magic. Cette nostalgie en technicolor irradie d’une lumière de soleil couchant les somptueux My Jeanine (morceau que je dois fredonner au moins une fois par semaine) ou This town goes down at sunset ; elle vient aussi flotter autour des accords célestes du remarquable Palm tree and moon. Au final, ce disque unique, à l’onirisme réconfortant et à la naïveté colorée comme un tableau de Rousseau, se révèle particulièrement touchant ; on y entend deux hommes d’âge mûr revenir hanter les lieux et les rêves de leur enfance, comme pour renouer un instant avec la gracieuse innocence de cette époque.
Rain come down to wash away sorrow / This whole town is covered in gray / God let it rain by gosh ’til tomorrow / Someone here in tribulation say it doesn’t matter / Someone say you feelin’ okay on one rainy day
Wings of a dove
Van Dyke Parks continue d’œuvrer dans l’ombre comme producteur ou arrangeur, pour des gens aussi différents que Silverchair, Rufus Wainwright ou les Scissor Sisters. L’influence de Song cycle est aujourd’hui revendiquée par une nouvelle génération d’artistes, de Joanna Newsom aux Fleet Foxes. Malgré son insuccès, Orange crate art aura aussi en partie permis de remettre en selle Brian Wilson et de le tirer de sa retraite psychotique pour mettre – avec Parks – un point final à l’aventure Smile (dont j’avoue ne pas être un inconditionnel mais c’est une autre histoire).