10/250. Cannonball

Cannonball par The Breeders, sur l’album Last splash (1993, 4AD)

Il y a ce « Check, check, one, two » introductif, puis un hurlement vaguement lycanthrope que la distorsion rend bien plus intriguant qu’effrayant. Il y a ensuite ce rythme métallique tapoté contre un pied de cymbale puis une ligne de basse en caoutchouc, aussi rebondissante qu’une balle envoyée contre un mur ad libitum et qui servira de base élastique à l’intégralité du morceau. La batterie démarre à son tour avant qu’un lick de guitare vienne s’enrouler autour de l’ensemble, annonçant un riff qui tombe comme une averse sur la chanson. Il s’est écoulé moins d’une minute, Kim Deal n’a pas encore commencé à chanter et l’auditeur est déjà fasciné par cette suite de micro-événements, autant de chausse-trapes inattendus posés là par une démiurge espiègle à l’irrésistible décontraction.

Avec ses airs de boîte à malices indie-rock, Cannonball réussit à enchanter des millions d’auditeurs, séduits par ce feu d’artifices sonique et les inflexions mutines de Kim Deal. Cette explosion de couleurs n’épargnait pas ma jeune tête d’à peine 18 ans et je subissais avec entrain tous les effets secondaires de ce tube aussi inattendu que roboratif : je repassais en boucle le clip enregistré sur M6 avec un magnétoscope antédiluvien de la taille d’une petite valise ; je dodelinais du chef à chaque écoute et me lançais au milieu des pogos initiés par le morceau chaque fois que l’occasion se présentait. Je me souviens même avoir tenté de convaincre mes parents férus de musette de la supériorité de ces guitares aux cheveux gras et au sourire béat sur Verchuren et Yvette Horner.

Plus de trente ans plus tard, on considérera qu’il y a prescription. On constatera surtout que cette chanson n’a rien perdu de son charme déglingué. Des milliers de disques plus tard, Cannonball tient encore diablement la route, chanson bubble-gum qui multiplie les gimmicks et les tours de passe-passe accrocheurs (harmonies vocales, arrêts brutaux et redémarrages en fanfare…). Les sœurs Deal se fendent la poire, les guitares pétaradent et Kim Deal joue de toute sa séduction coquine pour faire passer un texte absurde censé s’adresser rien moins qu’au marquis de Sade (le « little libertine » auquel il est fait référence). Libérée des Pixies où Frank Black l’avait reléguée sciemment à l’arrière-plan, Kim Deal se fait plaisir et ce plaisir sera suffisamment communicatif pour embarquer avec lui des millions de personnes. Le groupe bénéficiera à plein de ce fameux « effet Nirvana » qui permit à des dizaines de groupes à guitares de sortir de l’underground pour toucher le grand public au début des années 1990. Ce déferlement, parfaitement synchronisé avec ma propre adolescence et mon intérêt grandissant pour la musique, pour une forme artistique/culturelle qui me parlerait vraiment, allait marquer à jamais mes goûts et préférences.

Pour l’anecdote, les Breeders furent mon premier concert, enfin si on excepte Plastic Bertrand quand j’avais 6 ans. Le premier concert auquel je décidai d’aller, pour lequel je payai ma place. Il m’en reste quelques images en tête : l’ambiance générale, un vague frisson de liberté, la vision des Thugs qui jouaient en première partie à mon arrivée dans la salle, le chaos joyeux provoqué par le refrain de Cannonball dans la fosse en délire. Ce serait donc tout cela Cannonball : l’enthousiasme énergisant d’un morceau de rock, un fil électrique branché sur notre jeunesse et qui ne cesse de nous alimenter.

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