Carnival 2000 par Prefab Sprout, sur l’album Jordan : the comeback (1990, Columbia / Sony)
Tonight let’s raise a glass my friend, to those who couldn’t make it… C’est par ces mots que débute cette chanson merveilleuse qui conclut le premier mouvement de cet extraordinaire album. Avec son timbre doucement voilé, sur quelques notes de guitare acoustique, Paddy McAloon nous invite à faire montre d’un peu d’humanité, à adresser une pensée compatissante à celles et ceux qu’on imagine dans la peine ou la solitude. Tout cela vous paraîtra peut-être bien naïf mais ce serait oublier que les meilleures chansons sont celles qui parviennent à faire briller comme il se doit les sentiments les plus universels. C’est sans doute d’ailleurs ce qui me fait aimer chaque jour davantage l’œuvre du groupe de Newcastle, cette façon de jouer à cœur ouvert et de laisser transparaître ce bouleversant mélange de candeur et de profondeur, de douceur et de mélancolie.
Avec Carnival 2000, McAloon célébrait le tournant du millénaire avec dix ans d’avance, et composait comme bande-son de cette fête imaginaire une samba synthétique aussi déroutante que poignante. Un groupe mené par un Anglais pâlichon se prenait trois minutes durant pour un orchestre carioca et faisait surgir du studio des airs de carnaval embrumé. A l’instar d’Everything But The Girl ou It’s Immaterial quelques années auparavant, Prefab Sprout donnait ici à entendre ses rêves de musique brésilienne depuis la grisaille anglaise, cherchant des ponts entre les plages de l’Atlantique Sud et celles de la mer du Nord. Émane ainsi de ce morceau un drôle d’onirisme festif, quelque chose de la mélancolie mondaine de Gatsby le magnifique nimbée de flamboyance pop. Les trompettes synthétiques explosent en gerbes pyrotechniques et Thomas Dolby joue de mille tours de production pour jumeler Newcastle avec Rio, entre sifflets et percussions cavaleuses. McAloon expliqua qu’il avait voulu écrire une chanson sur l’an 2000 avant l’heure par peur de ne pas avoir l’occasion de le faire au moment opportun, dans une forme d’urgence de saisir l’existence avant qu’elle file comme le sable entre les doigts. C’est bien cette urgence devant le temps qui passe et la jeunesse qui s’enfuit qui fait vibrer l’atmosphère autour de ce morceau, le chargeant d’une intensité aussi joyeuse que douloureuse.
Depuis près de 30 ans, j’ai l’impression de n’avoir cessé de réévaluer la grandeur de Jordan : the comeback. Il m’a fallu des années pour en mesurer l’ampleur et la finesse, la démesure et la beauté. Chaque nouvelle écoute me révèle que ce formidable palais des glaces résistera à tous les changements climatiques. Alors levons nos verres, mes amis, à ce génial bâtisseur des plus belles cathédrales pop. Il n’est pas impossible qu’on le recroise au fil de cette sélection.