The letter par Kristin Hersh, sur l’album Hips and makers (1994, 4AD)
Avec Hips and makers, premier album au superlatif, Kristin Hersh s’échappait pour un temps de ses Throwing Muses pour un pas de côté acoustique à la beauté pleine d’échardes. Sur cet ensemble de chansons folk à l’intranquillité bouleversante et à l’impudeur saisissante, Kristin Hersh paraissait – comme le chanta un jour Jean-Louis Murat – « écrire des chansons comme on purgerait des vipères ». Au centre de ce maelström d’émotions à fleur de peau brille cette ballade enfiévrée à la crudité nue rarement entendue.
Kristin Hersh met ici en musique une lettre – adressée à qui ? (« dear so and so ») – qu’elle dit avoir écrite à 18 ans. L’Américaine expliquera que la chanson était longtemps restée dans ses tiroirs, tant la charge émotionnelle exigée d’elle pour l’interpréter lui était difficile à supporter. Le résultat est proprement à couper le souffle, tant Kristin Hersh semble retranscrire ici sous nos yeux stupéfaits d’impressionnants tourments. Rarement aura-t-on eu l’impression d’assister à une tempête sous un crâne, un débordement nerveux impossible à contenir. Il n’y a pourtant pas grand chose à écouter ici, juste une jeune femme qui s’accompagne à la guitare acoustique, grattant les accords comme on gratterait une plaie, quelques gouttes de piano résonnant en arrière-plan. On sent bien pourtant que quelque chose de crucial se joue ici, à l’écoute du chant de cette jeune femme en proie à une agitation qui la dépasse. I’m crawling on the floor rolling on the ground. The letter est un appel à l’aide, un cri de colère, une reddition et une révolte dans un même mouvement. C’est le spectacle de quelqu’un aux prises avec le trouble des sentiments, le désarroi et la peur, qui cherche désespérément à garder une lumière allumée face aux ténèbres qui menacent de l’envahir. Quand on sait que Kristin Hersh a dû affronter toute sa vie la bipolarité, on peut imaginer que la peur du vide a dû l’envahir bien souvent. Le morceau révèle aussi en Kristin Hersh une interprète extraordinaire, qui commence la chanson en petite fille perdue que l’angoisse et la colère changent peu à peu en Furie ravageuse. A 1’30 environ, la voix de Kristin Hersh se gonfle comme ses yeux se gonflent de larmes et l’auditeur, proprement saisi par le col et par les tripes, ne peut que baisser les armes, secoué par ce qui se joue devant lui.
The letter n’est pas une chanson confortable, un air douillet qu’on écoute pour se rasséréner. Au contraire, c’est un « bloc d’abîme » pour reprendre l’expression d’Annie Le Brun à propos du marquis de Sade. On peut rechigner à s’y confronter, comme on peut ne pas vouloir se retrouver face à ses propres fêlures. Beaucoup des chansons que j’aborderai dans cette sélection ont à voir avec cet apparent paradoxe, celui de la consolation des chansons tristes, cette drôle de catharsis qui fait que la musique parvient à nous montrer la beauté au milieu du chaos. The letter n’est que cela, un moyen de faire jaillir un peu de lumière à travers les failles (plus ou moins béantes) qui nous traversent.