Fuck and run de Liz Phair, sur l’album Exile in Guyville (1993, Matador)
C’est d’abord le bref break de batterie initial qui capte l’oreille, et qui précède de peu l’arrivée d’une suite d’accords sèche et nerveuse butée comme une locomotive. La chanson prend déjà des airs de fuite en avant quand la voix grave et faussement détachée de Liz Phair entre en scène et lance « I woke up alarmed ». Cinq secondes auront suffi pour dire l’urgence et la confusion, le trouble et l’embarras. Morceau emblématique de la discographie de l’Américaine et de l’indie-rock US des années 1990, Fuck and run est, en premier lieu, une merveille de précision, le récit direct et sans fard du lendemain d’un coup d’un soir. Avec brio, Liz Phair parvient à faire ressentir la moiteur des draps autant que l’odeur de cendre froide, la gueule de bois et le malaise d’une après-baise un peu piteuse. Liz Phair rend explicite l’implicite et jette une lumière crue sur les faux-semblants hypocrites qui composent ces rencontres éphémères. Elle souligne ainsi sans effort comment elles finissent par donner aux espérances romantiques un goût de moisi : « You got up by the bed / You said you got a lot of work to do / But I heard the rest in your head / And almost immediately I felt sorry ».
Fuck and run est surtout une grande chanson sur la solitude et la désillusion. Loin de célébrer le sexe libre, comme nombre de bourrins mal-comprenants voulurent le croire à l’époque, Fuck and run porte davantage sur le « run » que sur le « fuck ». La chair est triste ici, et le sexe ressemble davantage à une mauvaise habitude qu’à une décharge orgasmique. Le timbre grave quasi atone de Liz Phair traduit la grisaille des sentiments autant qu’il voudrait minorer la portée de la chose. Mais quand ce timbre déraille le temps d’une phrase (« You almost felt bad / You said that I should call you up »), il dévoile une bouleversante fêlure qui m’a toujours beaucoup ému.
Fuck and run fait comme un écho à une ancienne solitude et les mots de la Chicagoane disaient, dans un autre contexte, des choses qu’on avait pu éprouver bien souvent. Au-delà de ma petite personne, la qualité de ce morceau et de l’intégralité de l’album Exile in Guyville m’impressionne un peu plus à chaque écoute. Dans un univers très masculin (le « Guyville » du titre), Liz Phair faisait entendre une voix différente, apportant une forme de female gaze au rock de l’époque. Elle relevait avec brio la gageure de composer une réponse féminine à Exile on Main Street, tout en donnant une forme plus élaborée à ces chansons qu’elle enregistrait frénétiquement sur sa guitare et qui constituèrent les Girly sounds. Sur la version de Fuck and run qu’on y trouve, Liz Phair renverse la perspective à la fin du morceau et semble se mettre dans la tête du garçon (« You want a girlfriend »). Au final, elle décidera de sucrer cette partie et de maintenir la focale sur l’esprit de la fille, ce qui constitue certainement un bien meilleur choix.
Grande chanson d’indie-rock, grande chanson de rock au féminin, grande chanson triste et tranchante… De quelque côté qu’on la regarde, Fuck and run mérite tous les hommages et n’a rien perdu de sa paradoxale vitalité.