Entre deux ères

Tom Waits Heartattack and vine (1980, Asylum)

La fin des années 1970 représente une période assez mouvementée dans la vie et la carrière de Tom Waits. La tournée suivant la sortie de son formidable Blue Valentine l’a conduit aux quatre coins du monde et il décide à son retour de s’installer un temps à New York. Sa relation avec Rickie Lee Jones bat sérieusement de l’aile, chacun miné par ses propres addictions, d’autant que Waits rencontre en 1978 l’artiste Kathleen Brennan qui deviendra bientôt sa femme et influera considérablement sur son devenir musical. Alors qu’il pense se fixer à New York, il est sollicité par Francis Ford Coppola pour composer la bande-son de son nouveau film, One from the heart (Coup de cœur en français) qui sortira deux ans plus tard sur les écrans. Waits repart à Hollywood où il va enregistrer son septième album en sept ans, ce Heartattack and vine qui sera aussi le dernier pour son label de toujours Asylum.

Boney’s high on china white Shorty found a punk / Don’t you know there ain’t no devil thats just god when he’s drunk / Well this stuff will probably kill you let’s do another line (Heartattack and vine)

Blue Valentine marquait déjà une inflexion stylistique dans la discographie du bonhomme, celui-ci cherchant de plus à plus à s’extraire de son rôle devenu emblématique de chroniqueur alcoolisé des bars et des trottoirs urbains, portraitiste d’une faune peuplée de noctambules, poivrots, gangsters, maquereaux, serveuses et prostituées. Heartattack and vine confirme cette évolution sans que pour autant le Californien ne rompe avec son idiosyncrasie musicale. L’album alterne ainsi entre blues-rock râpeux et ballades symphoniques, entre dureté du bitume et splendeur des nuits urbaines étoilées. L’électricité agite une bonne moitié des titres de l’album, nourrissant aussi bien les riffs griffus des guitares que les nappes reptiliennes des claviers. En fin mélomane, Waits continue de s’entourer d’un groupe de fines lames, qui parvient à faire ressortir sa singularité tout en lui procurant un accompagnement en béton, le tout mis en boîte par le fidèle Bones Howe à la production. La voix de Tom Waits poursuit sur la voie d’une sorte de devenir-rocaille, conférant à l’ensemble une patine unique. Le tout mis bout à bout inscrit donc ce disque dans une indéniable continuité par rapport aux six précédant, sans surprise mais avec un plaisir toujours renouvelé.

Frankie’s wearin lipstick Le Cardin / I swear to god I seen him holdin’ hands with Jimmy Bond / Sally’s high on crank and hungry for some sweets / Fem in the sheets but she’s butch in the streets (Downtown)

Heartattack and vine s’ouvre sur un morceau-titre sur lequel Waits se déhanche comme rarement, porté par un blues-rock sexy et bagarreur, qui titube en même temps que ses personnages drogués ou alcooliques. Cette chanson sera reprise ultérieurement par le foutraque Screamin’ Jay Hawkins et servira de bande-son à une pub Levi’s, sans l’accord de Waits qui ne manquera pas de faire un procès. Cette veine de blues-rock teigneux se retrouve à plusieurs reprises au fil du disque, avec un résultat souvent roboratif. On pense ainsi à ce Downtown aux atours presque funk, porté par l’orgue de Ronnie Barron ou à ce ‘Til the money runs out brutal et batailleur. A côté de ces chansons mal peignées et mal famées, Waits place une série de ballades dont il a le secret, au romantisme toujours sincère, tant Waits regarde avec une vraie affection les paumés qui habitent ses morceaux. On retiendra en premier lieu la superbe Jersey girl, tellement springsteenien que Springsteen la reprendra et la jouera régulièrement en concert. J’accorderai également une mention spéciale à On the nickel, sorte de portrait en noir et blanc d’une Amérique perdue. L’album se clôt sur un Ruby’s arms de fort belle facture, même s’il n’apporte pas grand chose de neuf à la geste waitsienne. Pour être d’ailleurs tout à fait honnête, Heartattack and vine peine à maintenir constante l’excitation de l’auditeur, et des titres comme l’instrumental In shades ou Saving all my love for you peinent à s’inscrire durablement dans notre mémoire.

I will feel my way down the darkened hall and out into the morning / The hobos at the freight yards have kept their fires burning / So Jesus Christ this goddamn rain will someone put me on a train / I’ll never kiss your lips again or break your heart (Ruby’s arms)

Heartattack and vine s’avère incontestablement un album de transition, entre deux eaux ou entre deux ères, qui marque la fin d’une ère et le début d’une autre. Il sera le dernier LP réalisé pour Asylum avant que Waits ne fasse ses valises pour Island Records et décide de soigneusement chambouler son esthétique et de laisser derrière lui le piano-bar et les univers interlopes pour une poésie fracassée dont on reparlera bientôt. L’amateur n’y perdra pas au change.

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