En harmonie
The Lostines Meet the Lostines (2024, Gar Hole Records)
Alors qu’approche l’heure des traditionnels bilans de fin d’année, laissez-moi revenir ce soir sur cet excellent premier album paru au printemps dernier et qui, à part chez quelques éclaireurs de très bon goût (que je remercie mille fois pour la découverte) semble être largement passé sous les radars des sites « spécialisés ». Sans aller jusqu’à en faire mon « album de l’année », ce Meet the Lostines m’aura accompagné depuis l’été sans que ses couleurs ne pâlissent, les teintes automnales paraissant même rehausser sa chaude carnation et sa mélancolie lumineuse.
Well Frankie my dear / I’m feeling kind of weird / My hands don’t look like they used to / There’s scars on my neck / And bolts in your neck / You look different too / I think I’m kind of scared of you (Frankie & Eva)
Toutes deux originaires de l’Oregon, Casey Jane Reece-Kaigler et Camille Wind Rutherford se rencontrent au début des années 2010 à La Nouvelle-Orléans, où elles vont rapidement nouer une indéfectible amitié musicale dont la solidité émane de chaque note de ce remarquable premier opus, à tel point qu’on les imaginerait volontiers chanter main dans la main. Il faut dire qu’il leur aura fallu du temps pour parvenir à donner corps à ces chansons, depuis les premiers mois passés à faire la manche, guitares en bandoulière, sur les trottoirs du Quartier français de La Nouvelle-Orléans. Un premier EP paraîtra bien en 2018 mais, entre vicissitudes dans la vie personnelle de ses membres (Camille Wind Rutherford retournant un temps vivre à Portland, soit à l’autre bout du pays) et manque de moyens, ce n’est que l’an dernier que le groupe eut l’opportunité de réaliser un véritable album. Les années passées à arpenter la scène musicale de Louisiane auront cependant permis aux deux jeunes femmes de tisser des liens fertiles avec nombre de musiciens du cru, beaucoup se pressant ici avec un bonheur non dissimulé pour accompagner le duo et conférer au groupe une réelle épaisseur.
I should have married you in Vegas in the neon lights / In the haze of dawn when our love was young / Married you in Vegas in the morning sun (Neon lights)
Au bout du compte, la réussite apparaît totale. Empruntant à la country et à la musique cajun autant qu’à la pop grand format à la Phil Spector, les Lostines livrent une poignée de chansons grandies sous les étoiles, entre complaintes amoureuses belles à pleurer et airs de bal à vous donner envie de prendre des cours de danse de saloon. L’atout maître des Lostines tient évidemment dans la façon dont les voix de Camille et Casey Jane harmonisent, alternant à merveille unisson et contrepoint. Ce goût immodéré pour l’harmonie tiré droit des girl-groups de la pop sixties confère à ces chansons un charme fou et leur permet de tirer leur force de leur fragilité même. Autour de voix en majesté, le groupe fait corps avec une présence et une cohésion magistrales et le plaisir de jouer ensemble se ressent d’une façon tout à fait palpable. Sous leurs airs rétro, les Lostines ne cèdent jamais à l’écueil du kitsch ou de la vaine nostalgie, confiantes en l’éternelle jeunesse de cette musique quand on l’aborde avec la fraîcheur nécessaire. Les chansons regorgent de mélodies ailées soutenues par une riche instrumentation (guitares, violons, piano, omnichord) qui renforce encore la profondeur de champ de l’ensemble, les claviers (orgue Rhodes en tête) notamment jouant un rôle notable pour apporter autant de fluidité que d’ancrage au sol.
If it’s the last thing I do you’ll find me by the bayou / Just looking to see the truth / I got lost in Southwest Texas / And I got held up in Tennessee (Southwest Texas)
Parmi ce disque sans vrai temps faible – à part peut-être Eye for an eye voire No mama blues – on prendra plaisir à décerner tour à tour à chacune de ces chansons une insigne de favorite. On cèdera ainsi successivement au doux balancement « spectorien » de Full moon night comme à la mélancolie entraînante du formidable Neon lights (sans lien avec le classique de Kraftwerk). On frissonnera en écoutant la coda enflammée du vibrant Come back to my arms puis on versera une larme sur la valse fragile de Last night qui clôt l’album en beauté. Les Lostines chantent les amours perdues et les amours déçues, les nuits de solitude et les regrets, mais consolent leurs cœurs froissés avec leurs mélodies chaleureuses et leurs harmonies caressantes (et réciproquement), blotties au coin du feu sous la nuit étoilée. On accordera une mention particulière au fantastique Southwest Texas qui vous fera chanter à tue-tête en conduisant sur n’importe quelle départementale, ainsi qu’au splendide Frankie & Eva, version revue de la fiancée de Frankenstein. Cette légère rémanence gothique rappellera d’ailleurs aux plus anciens les sortilèges de Tarnation, le chant des deux filles pouvant rappeler Paula Frazer, même si les Lostines se tiennent quand même à distance des vertiges existentiels de Gentle creatures.
Full moon night like tonight / Make me feel young again / Like I could do anything / Take me back in time to when you were mine / All the days were long and everything felt right (Full moon night)
En ces temps où les nouvelles en provenance des États-Unis s’avèrent chaque jour plus déprimantes, on se consolera – sans doute un peu vainement – en se raccrochant à l’éternelle beauté de ces airs-là, cette musique résolument ouverte et chaleureuse, loin de la paranoïa glaçante des troupes trumpistes. Et, pour terminer sur une note plus légère, on fera à coup sûr une place aux Lostines dans notre liste des disques de 2024.