La note bleue
Tom Waits Blue Valentine (1978, Asylum)
Après une pause estivale finalement plus longue que prévue, je reviens ce soir aux affaires en continuant à dévider le fil de la plantureuse discographie de Mister Waits. A la suite d’un Foreign affairs quand même décevant, le Californien commence à s’inquiéter du risque de surplace qui guette sa musique, tandis que le punk naissant (qu’il ne goûte guère) menace de transformer son blue-jazz noctambule en décor poussiéreux. Parallèlement, la vie déjà bien agitée du bonhomme traverse alors d’autres turbulences, autrement plus grisantes, avec le début d’une histoire d’amour passionnée avec Rickie Lee Jones, sorte d’alter ego féminin avec qui partager nuits alcoolisées et penchants musicaux. En passant, c’est elle qui figure avec Waits sur le revers de la pochette, pour une étreinte sensuelle contre l’aile d’une belle Américaine.
There’s a dark huddle at the bus stop / Umbrellas arranged in a sad bouquet / Lil Caesar got caught / He was going down to second / He was cooled / Changing stations on the chamber / To steal a diamond ring from a jewelry store for his baby (Red shoes by the drugstore)
Au moment d’entrer en studio pour l’enregistrement de ce nouvel album, Waits entend bien faire évoluer sa formule et proposer quelque chose de nouveau. S’il reste secondé à la production par le fidèle Bones Howe, il renouvelle une partie de ses accompagnateurs, recrutant toujours cependant parmi une gamme de pointures confirmées aperçues derrière de nombreuses figures du jazz ou du rock. Il décide surtout de laisser (un peu) le piano de côté au profit de la guitare électrique, donnant à ses compositions une teinte blues plus marquée. Et quitte à délaisser le piano, autant sortir du bar. Au lieu d’observer les personnages interlopes des nuits de Los Angeles depuis l’intérieur des pubs, Tom Waits se place à hauteur de pavé et se mêle à la faune urbaine pour l’inviter dans ses chansons. Si les morceaux de Blue Valentine exhalent toujours la cigarette, le whisky et les trottoirs sales des quartiers louches, ils prennent le pouls de la ville directement à ses artères. La réussite est totale et c’est toute la musique de Waits qui se lève de son tabouret pour se mettre en mouvement, entre la fuite et l’errance.
Hey Charlie I think I’m happy for the first time since my accident /And I wish I had all the money we used to spend on dope / I’d buy me a used car lot and I wouldn’t sell any of ’em / I’d just drive a different car every day dependin on how I feel (Christmas card from a hooker in Minneapolis)
Blue Valentine s’ouvre pourtant sur le drapé symphonique de Somewhere, reprise de la bande originale de West Side story emplie de romantisme voyou, le regard fermement ancré vers un ailleurs qui ne se présentera peut-être jamais. Waits enchaîne avec le génial Red shoes by the drugstore, au minimalisme tendu, sur lequel le Californien déploie tout son art pour imprimer une scène dans l’esprit de son auditeur autant que dans ses oreilles. La femme attend sous la pluie près du drugstore cet amant qui ne viendra jamais après un casse qui a mal tourné, et Waits fait ressentir en quelques mots d’une grande poésie la solitude de la jeune femme et l’ambiance de ce coin de rue, les chaussures rouges se détachant dans le paysage pluvieux comme une trace de sang sur un drap blanc. Au fil de l’album, Tom Waits alterne dérives à la croisée du jazz et du blues et ballades à l’haleine chargée et le tout en maintenant une remarquable constance dans l’excellence. Parmi d’autres hauts faits, on retiendra par exemple le balancement goguenard de Romeo is bleeding, Romeo qui vient succomber à ses blessures au balcon d’un cinéma projetant un vieux film noir. On versera une larme le temps du magnifique Christmas card from a hooker in Minneapolis, dont la mélancolie brumeuse pique les yeux et crève le cœur. On ressortira également le formidable Whistlin’ past the graveyard, blues cabochard et groovy aux semelles de vent, sur lequel Waits libère le loup-garou qui sommeille au fond de sa gorge pour une balade déglinguée décoiffante et décoiffée. Avec A sweet little bullet from a pretty blue gun, Tom Waits se rhabille d’un costard et plaque ses cheveux en arrière pour un blues-rock classieux. On n’omettra pas de mentionner l’impeccable $29.00 et ses humeurs de saloon, dont les 8 minutes et quelques s’écoulent avec une nonchalance canaille et où piano et guitare dialoguent avec une musicalité rare. Surtout, on se laissera porter en fin d’album par le splendide Blue Valentines, chanson remplie de silence et de nuit, d’idées noires et d’étoiles filantes, et qui clôt le disque par une toile découpée à même le crépuscule.
What you think is the sunshine is just a twinkle in my eye / That ring around my fingers called the fourth of July / When I get a little bit lonesome and a tear falls from my cheek / There’s gonna be an ocean in the middle of the week
S’il semble partager la critique, Blue Valentine reste à mes yeux un des sommets de la discographie “waitsienne”, sur lequel le Californien affiche sa volonté de ne pas se scléroser et prend le risque de se renouveler. Il faudra attendre un peu pour qu’il renverse plus franchement la table mais nous n’en sommes pas encore là. Reste ces chansons auxquelles on continue à revenir souvent, rugueuses comme la pierre et douces comme un rayon de lune.