La saison des pluies
Jean-Louis Murat Le manteau de pluie (1991, Virgin)
Voilà un disque parfaitement assorti aux tendances météorologiques des derniers mois, tant par son titre automnal que par son contenu brouillardeux. A la sortie de ce Manteau de pluie, troisième album de l’Auvergnat, Jean-Louis Murat est un artiste en pleine ascension, revanche sans doute savoureuse pour celui qui passa des années à manger de la vache enragée. Après le succès inattendu de Si je devais manquer de toi et de l’album Cheyenne autumn paru trois ans plus tôt, Murat vient de cartonner tout l’été 1991 le temps d’un duo avec la déjà ultra bankable Mylène Farmer, Regrets. La popularité du bonhomme est donc à son pic et sa maison de disque entend capitaliser sur cette renommée grandissante, n’hésitant pas à surexposer le côté « romantique et ténébreux »de l’Auvergnat en plaçant sur la pochette son portrait fixant résolument l’horizon de son regard bleu azur, dans la lignée du choix marketing effectué sur l’album précédent.
Comme la vipère / Comme la reine des près / Morte terre / Tu déferas le tien / Comme la femme douce / Comme l’homme léger / Au moment d’oublier / Tu déferas le tien (Le lien défait)
La réussite commerciale sera bien au rendez-vous et, plus important de mon point de vue, la réussite artistique aussi. Musicalement, Le manteau de pluie se situe clairement dans la continuité de Cheyenne autumn. Jean-Louis Murat creuse la veine d’une pop planante dont les à-plats synthétiques charrient une mélancolie enveloppante, quelque part entre Prefab Sprout et Angelo Badalamenti. L’Auvergnat affirme surtout une identité unique dans la chanson d’ici, dessinant un territoire singulier balisé de jalons qu’on retrouvera au fil de sa discographie malgré toutes les évolutions stylistiques qu’il apportera à sa musique. Il y a déjà ce chant doux et vénéneux au charme hypnotique évident. Il y a aussi ces thèmes récurrents qui hanteront ses disques jusqu’à la fin : la nature, les animaux, l’Auvergne (Col de la Croix-Morand), l’amour et l’érotisme (Sentiment nouveau, Gorge profonde, L’infidèle), la mort et la mélancolie du temps qui passe (L’éphémère). Dans le paysage aseptisé de la variété française d’alors, Murat fait entendre une voix sans pareille, où les mélodies accrocheuses flottent à la surface de lacs troublés, où le spleen s’attrape au coin d’un refrain ou d’une ligne de guitare.
Puis il y eut ce sentiment nouveau / Ce souffle sur ma peau / Le plaisir avec toi / Puis il y eut la joie d’être éveillé / Par le premier baiser / D’une bouche adorée (Sentiment nouveau)
Le manteau de pluie porte particulièrement bien son nom, tant la grisaille et les ondées semblent recouvrir une bonne partie des morceaux. Dès l’introductif Je n’ai plus que toi animal, une averse vient clore trois minutes de nappes spleenétiques dignes d’une bande-son de David Lynch. Plus loin, sur le fantastique Lien défait, les guitares en volutes semblent s’abattre en saucée autant pour brouiller le paysage que pour doucher les tourments qui s’accrochent aux vicissitudes du cœur. Quand il ne pleut pas, le ciel est bas et c’est dans un brouillard épais que se gravit Le Col de la Croix-Morand, beau morceau ascensionnel devenu un classique de la discographie muratienne. Murat excelle dans les ballades neurasthéniques, ces extraits d’états d’âme qui s’écoulent comme une onde à la surface de l’eau pour faire tressaillir nos poitrines d’éternels romantiques. Le bonhomme se révèle par ailleurs très habile dans sa capacité à dissimuler des mélodies entêtantes dans son décor de brume, obligeant l’auditeur à prendre plaisir à cet engourdissement. On cède ainsi à l’attrait minimaliste du délicieux et dépouillé Mendiant à Rio, hommage guitare-voix plein d’humilité à Antonio Carlos Jobim et aux maîtres de la bossa-nova. On arpente en masochiste de la mélancolie le fascinant Parcours de la peine comme on se perd dans les rêveries inquiètes de L’éphémère. On reviendra aussi sans fin sur l’exceptionnel Lien défait, chanson impérissable que j’ai déjà eu l’occasion de célébrer dans ces pages et dont les fragrances addictives semblent inaltérables. On ne manquera pas de mentionner le toujours charmant Sentiment nouveau, qui permettra à son auteur de décrocher un nouveau tube et à laquelle les chœurs de sa compagne d’alors Marie Audiguier apporte un cachet tout particulier. Bien sûr, et comme pendant toute cette phase de sa discographie, certains titres souffrent de sonorités un peu datées, surtout quand le tempo se fait plus rapide (L’infidèle, Cours dire aux hommes faibles) mais l’ensemble demeure de fort belle tenue.
A l’heure où l’âme se grise / Quand mon corps épouse le tien / Je cogne aux entrailles vives / Comme aux Portes du ciel le païen (L’infidèle)
J’ai eu l’occasion de lire il y a quelques semaines le remarquable ouvrage de Pierre Andrieu consacré à Jean-Louis Murat, et qui m’a donné envie de replonger dans la discographie pléthorique du bonhomme tout en reprenant la pleine mesure de son ampleur dans le paysage de la musique d’ici. Sa disparition m’a plus profondément attristé que je n’aurais cru, alors que j’étais un peu passé à côté de ses dernières productions, et j’avoue avoir encore du mal à croire qu’il est vraiment parti. Reste une œuvre foisonnante dont on n’a pas fini de faire le tour et sur lequel j’aurai, je pense, l’occasion de revenir, tant le garçon s’attachera à sortir assez vite des rails sur lesquels le succès l’avait engagé.