La croisière s’amuse
Devendra Banhart Cripple crow (2005, XL Recordings)
Célébré par une large part de la critique comme le héraut d’un renouveau folk aspergé de patchouli sur la foi de son remarquable diptyque Niño rojo / Rejoicing in the hands de 2004 (déjà vingt ans!), Devendra Banhart devait forcément finir par se sentir à l’étroit au sein du petit label Young God de Michael Gira, qui lui avait mis le pied à l’étrier. Le bonhomme s’en alla donc signer chez XL Recordings, structure plus établie, pour poursuivre sa mise en orbite et élargir son audience. L’objectif sera largement atteint, mais par la grâce d’une réussite artistique réjouissante, tant ce Cripple crow constitue un conséquent pas en avant pour le barbu vénézuélo-texan.
I heard somebody say / That the war ended today / But everybody knows it’s goin’ still (Heard somebody say)
S’il ne remise pas complètement sa guitare acoustique au placard, Devendra Banhart laisse derrière lui les plaisirs solitaires pour embrasser pleinement les joies de l’amour – musical – à plusieurs. La photo de groupe déglinguée qui orne la pochette façon Sgt Pepper’s annonce la (les) couleur(s) et ce disque sera pluriel et kaléidoscopique. Banhart s’entoure d’une troupe de fidèles, issus pour la plupart de cette scène “freak folk” dont il serait le porte-drapeau. On retrouve ainsi pour l’accompagner, entre autres, Noah Georgeson, Andy Cabic (Vetiver), CocoRosie ou Thom Monohan, aperçu aux manettes aux côtés des formidables Pernice Brothers. Devendra Banhart endosse le costume de grand ordonnateur d’une sorte de raout dionysiaque, embarquant tout son monde (dont l’auditeur frétillant) pour 1h15 d’une croisière joyeuse et enfumée, dans laquelle chaque membre semble prendre un plaisir communicatif à participer. Plutôt qu’une traversée tempétueuse, Cripple crow évoque plus volontiers une remontée de fleuve en péniche (ou en barge), plus proche de La petite vadrouille de Bruno Podalydès que d’Apocalypse now. Les paysages défilent lentement, les champs ondoyants succèdent à une forêt épaisse et mystérieuse, une certaine torpeur – voire un léger ennui – escorte les passages les plus étales tandis que mille senteurs nous parviennent de l’intérieur des terres et que de sympathiques piétons nous invitent à jeter l’ancre pour une agréable escale.
When I go outside to mingle in the snow / My head look like a globe / Ain’t no hair on it at all / Do I buy a wig? / Should I grow my beard? / And comb it upwards / And around my ears (Long haired child)
Ce périple bigarré fait le choix résolu de la diversité, conduit par l’appétit musical débordant de son capitaine. Banhart navigue ainsi entre folk solaire et rock psychédélique, s’aventurant avec bonheur à plusieurs reprises dans les eaux des musiques sud-américaines qui accompagnaient son enfance à Caracas. Au fil de l’album, on croisera les fantômes de Marc Bolan ou de Donovan comme du chanteur vénézuélien Simon Diaz. On prisera surtout l’épatant esprit de corps qui se dégage de l’ensemble, toute la troupe conviée par Banhart apportant cohésion et joie de jouer à cet assemblage hétéroclite. Le jeune homme affiche en tout cas une générosité certaine, couchant ici sur bande pas moins de 22 morceaux parmi lesquels chacun trouvera son favori. On pourra ainsi choisir l’acoustique diaphane de l’introductif Now that I know, qui marche clairement sur les brisées des travaux précédents du bonhomme. On pourra aussi s’ambiancer avec l’irrésistible et tubesque I feel just like a child ou se déhancher au rythme langoureux du sublime Quedate luna. Avec Heard somebody say, Devendra Banhart délivre un petit bijou de pop ascensionnelle tandis que Chinese children s’écoute comme une merveille de blues-rock au grand air. On appréciera par ailleurs autant le psychédélisme enfiévré du génial Long haired child qu’un Santa Maria de Feira sur lequel guitare et flûte papillonnent de concert pour nous emmener sur de délicieux chemins de traverse. Forcément, avec 22 morceaux s’étirant sur près d’1h15, on passera à travers quelques temps faibles, mais Devendra Banhart aura réussi son pari, sachant comme tout voyageur que le trajet – et ceux qui le font avec nous – compte bien davantage que le point d’arrivée.
Well close that wound / Or else keep on bleeding / And change your tune / It’s got no meaning (Cripple crow)
J’avoue n’avoir guère suivi la discographie ultérieure du bonhomme, qui s’est enrichie depuis de pas moins d’une demie-douzaine d’albums, le dernier en date, Flying wig, paru l’an dernier. J’ai posé mes oreilles – avec intérêt – seulement tout récemment sur Smokey rolls down Thunder canyon paru en 2007 et qui faisait suite à ce brillant Cripple crow. J’y reviendrai peut-être un jour.