Guilty by association par Vic Chesnutt, sur l’album Is the actor happy ? (1995, Texas Hotel)
Quand j’avais vingt ans, une noirceur par trop affectée me conduisait à préférer la compagnie des chansons tristes. Quand j’avais vingt ans, Vic Chesnutt ne pouvait alors qu’attirer mes oreilles d’aspirant ténébreux, tant son parcours de vie paraissait coller à merveille à sa musique : paralytique atrabilaire et imbibé jouant une sorte de folk-blues bardé d’échardes. Quand j’avais vingt ans, Is the actor happy ? figurait sans conteste parmi mes dix disques préférés, moi qui n’en avais pas écouté cinquante. Trente ans après, il demeure un disque de chevet, compagnon précieux vers lequel je reviens – moins souvent, tant ce disque se prête peu à une écoute décorative – avec un bonheur sans cesse renouvelé, même si forcément terni par la disparition trop précoce de son auteur en 2009. Trente ans après, il m’est apparu depuis longtemps que c’est bien la lumière émanant de ces chansons qui les rendait aussi inaltérables.
Guilty by association se place en dernière position de cet album immense, comme pour sublimer cette suite de chansons magistrales. Avec Is the actor happy ?, Vic Chesnutt bénéficiait pour la première fois de conditions d’enregistrement confortables, démontrant en creux que la nudité de ses albums précédents relevait davantage de contraintes matérielles que d’un parti-pris esthétique. Sur cet album, le bonhomme s’entourait également d’une bande de soutiens précieux (issus pour la plupart de la riche scène d’Athens), affichant un visage beaucoup plus partageur que ses abords de misanthrope pouvait le laisser croire. Guilty by association apparaît comme une forme de condensé de toutes les beautés de cet album et des évolutions sus-mentionnées. Magnifiée par une production d’une pureté éclatante, la chanson bénéficie de l’apport d’une bouleversante montée de cordes offerte par les magiciens de Lambchop et du contre-chant lumineux du grand Michael Stipe, éternel soutien de Chesnutt depuis ses débuts. Le morceau se déploie d’abord sous un format acoustique (guitare et basse) tout de délicatesse limpide tandis que le chant de Vic Chesnutt se révèle sous une fragilité désarmante. Une douce averse de cordes apparaît ensuite et Chesnutt reprend les quelques phrases qui composent le morceau, accompagné cette fois par l’écho tremblé de la voix de Michael Stipe. La chanson atteint alors une sorte d’élévation foudroyante, tant elle révèle un Chesnutt à son plus vulnérable. Reconnu coupable et condamné (Guilty by association), notre interprète n’a d’autre choix que d’accepter son sort, atteignant par ce renoncement quelque chose comme une consécration. Qui entraîne ainsi notre protagoniste dans sa chute ? Qui sont ces petits cinglés (little loonies) avec leurs obsessions (with their salient obsessions) et leurs fusils chargés de questions ? La chanson évoquerait l’amitié de Vic Chesnutt avec Michael Stipe, et le poids d’être associé en permanence à quelqu’un de beaucoup plus célèbre que soi, mais les interprétations sont évidemment ouvertes. Reste ce morceau unique, qui impose quelque chose comme un recueillement, dégageant autour de lui une clairière de silence et qui s’achève avec la légèreté fragile d’une plume touchant le sol.
On recroisera probablement Vic Chesnutt dans ces pages, et chaque écoute de ses chansons nous rappelle à quel point le bonhomme manque. Je lui laisserai le mot de la fin, en citant ces quelques mots extraits d’un excellent article de Mark Kemp daté de 1996 :
“There’s a lot of humor in my little stories. I’m not saying they’re easy to listen to, but I like to think that when people hear my music, it pulls them in both directions at once — like life does.”